top of page

Randa Kassis : "Il apparaît illusoire d’espérer de réelles négociations à ce stade..."


Randa Kassis, présidente du Mouvement pour une société pluraliste, opposante syrienne, anthropologue, auteur d'un ouvrage remarqué sur la Russie au Moyen Orient*, est une experte et une praticienne reconnue de la politique étrangère russe. Après avoir participé depuis 2013 à maints pourparlers de Genève, de Sotchi, d'Astana ou d'Istanbul, en tant que présidente de la plate-forme d'Astana, elle a eu affaire avec de nombreux diplomates et militaires russes dont elle connaît et redoute les méthodes et ne doute pas de la détermination. Pour cette raison, elle ne partage pas l'optimisme des Occidentaux qui envisagent depuis quelques semaines d'enliser l'armée russe en Ukraine, voire, comme le souhaite l'Administration Biden, de provoquer la chute de Poutine. Elle avertit que les sanctions sont inefficaces, que la Russie n'est pas isolée autant qu'on le dit en dehors du monde occidental, et que si Poutine venait à être remplacé, les candidats potentiels crédibles sont bien plus durs que l'actuel maître du Kremlin... Elle pense que le conflit va durer, que les risques d'extension à une dimension européenne ou globale existent et que l'Occident, notamment les Etats-Unis et la Grande Bretagne, a une part de responsabilité dans le vaste antagonisme qui se joue autour de l'Ukraine et qui oppose en fait, par interposition, le camp atlanto-occidental et le monde multipolaire non-occidental. Or la Russie se veut l'avant-garde de ce monde multipolaire non ou anti-occidental, dans la perspective de remettre en question l'ordre international instauré depuis la seconde guerre mondiale et surtout la fin de la Guerre froide par les Anglosaxons.


L'action de diplomatie parallèle de Randa Kassis et son aura politique et intellectuelle dépasse le seul cadre syrien. Outre la défense des minorités dans le monde arabe et des femmes, ses initiatives et écrits ont parfois inspiré la diplomatie russe et les Nations Unies, notamment les pourparlers d'Astana, qui ont permis d'asseoir pour la première fois autour d'une même table toutes les forces syriennes sans exclusion. Déçue par l'étroitesse d'esprit et le manque de vision des Occidentaux, très critique vis-à-vis des forces islamistes et de la Turquie d'Erdogan, Randa Kassis ne désespère pas de mettre sur pied un projet de nouvelle constitution pour la Syrie, clef d'un retour à un pluralisme dans le cadre d'un processus de démocratisation inclusif qui se veut progressif. Certaine que la pérennité de Bachar al Assad à la tête de la Syrie est en soi un problème, elle ne commet pas l'erreur de tant d'opposants consistant à en faire un préalable irréaliste et contre-productif. En 2017, déjà, avant les Nations Unies, elle avait souligné l'importance de créer un Comité constitutionnel afin de faciliter le processus de paix. Décidée à poursuivre le combat, Randa Kassis, qui est également cofondatrice de la fondation AD-HOC, basée à Londres, qui réunit des militants laïques et des écrivains musulmans du monde entier comme le célèbre poète Adunis, l’intellectuel Sayyed Al Qimni, l'essayiste laïque Waleed Al-Husseini ou Kacem El-Ghazali, a voulu faire le point, sans langue de bois et avec un réalisme implacable, sur la situation de ce "chaos ukrainien", qui suit de près l'interminable "chaos syrien". Le témoignage essentiel d'une experte et praticienne de la politique étrangère russe si mal connue en Occident et dans les médias français.


À LIRE AUSSI

Le chaos géopolitique mondial qui vient... « Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? », le nouveau livre de Roland Lombardi


Alexandre del Valle : Pensez-vous que les négociations initiées en Turquie ou ailleurs entre Ukrainiens et Russes soient au point mort dans le cadre de la bataille de Donetsk, la plus grosse bataille en Europe depuis 1945, et des nouveaux objectifs de guerre de la Russie en Ukraine ?


Randa Kassis : La perspective va au-delà de la région de Donetsk. Si nous nous référons aux dernières déclarations de ministère de la Défense Russe, l'un des buts de guerre du Kremlin est de s’emparer d’Odessa afin d’avoir un contrôle total sur l’accès à la mer Noire. Je pense que l'armée russe ira au moins jusqu’à la ville de Dniepr et ne fera pas l’économie d’une bataille pour contrôler la ville stratégique de Kharkiv, même si celle-ci semble avoir réussi à éloigner les troupes russes qui ont renoncé à l'investir face à une résistance ukrainienne très forte. Les objectifs russes vont donc clairement au-delà de la région de Donetsk et de Marioupol, contrôlée par les Russes depuis deux semaines, et il apparaît par conséquent illusoire d’espérer de réelles négociations à ce stade, sachant que celles-ci ne sont ni dans l’intérêt du gouvernement ukrainien ni dans celui du pouvoir russe...


ADV : Après le récent voyage d'Antonio Guterres à Moscou et ses efforts vains pour faire changer d'avis Vladimir Poutine puis sa visite à Kiev consécutive que pensez-vous du rôle de l'ONU?


RK : Tout d’abord, il faut relativiser l’implication des Nations-Unis qui est une institution à bout de souffle, empêtrée dans sa propre bureaucratie et dirigée par un Secrétaire Général sans charisme et sans idée, Antonio Guterres, qui joue plus un rôle de syndic de faillite.


À LIRE AUSSI

Vladimir Fédorovski : « Pour les Russes, c’est la Russie toute seule qui s’est libérée du soviétisme. Et pas l’Occident qui a gagné la guerre froide »


ADV : Dans la presse occidentale, il est commun d'entendre et de lire des spécialistes, des journalistes et des politiques annoncer que l'Ukraine sera une "tombe", un "Afghanistan" pour les Russes qui vont s'embourber, voire perdre à la fin du compte puisque certains commencent à croire à une possible victoire militaire ukrainienne face à une armée russe épuisée et démoralisée. Qu'en pensez-vous?


RK : Je pense que les Occidentaux prennent leurs désirs pour des réalités... Mon expérience des négociations et de la guerre civiles syrienne avec les Russes me permet de rester prudente face à la propagande médiatique occidentale, qui n'a parfois rien à envier à la propagande russe. Je me rappelle qu'entre 2013 et 2018, avant la défaite presque totale des islamistes, d'Al-Qaïda et de Daech en Syrie, exceptée la poche nord-ouest d'Idlib, les Occidentaux annonçaient un embourbement russe en Syrie, un "échec total", que cela serait également leur "tombe", leur "Vietnam"... On a vu les résultats : les Russes font souvent des erreurs, ils ne sont pas très bons en logistique, mais ils sont persévérants et ne lâchent pas leur objectifs. Ils prennent le temps qu'il faut, reculent, puis reviennent, font des replis tactiques, laissent croire à leurs ennemis qu'ils se retirent puis reviennent de plus belle. La chute récente de Marioupol, déjà prise et perdue en 2014, puis reprise à nouveau par eux en 2022, nous rappellent qu'ils sont résilients, patients, et qu'ils poursuivent leurs buts de guerre à tout prix, comme on l'a vu à Alep, à Palmyre ou ailleurs en Syrie. Il faut donc que les Occidentaux restent prudents avent de crier victoire, même si celle-ci est pour eux souhaitable et louable, car les choses ne se passent pas forcément comme on le veut et les gouvernement russes ne sont pas tributaires, comme les Occidentaux, des contingences médiatiques, ce qui leur permet de poursuivre des buts de guerre de façon durable.


À LIRE AUSSI

La néo-guerre froide Occident-Russie et l'échec désastreux des accords de désarmement et de non-prolifération nucléaire: vers un monde de plus en plus incertain et dangereux...


ADV : L'isolement de la Russie recherché par les Etats-Unis s’est-il effectivement mis en place ?

RK : Non ! Prenez l'exemple du G20, qui représente le monde en voie de multipolarisation et moins occidentalo-centré: l'Indonésie persiste à vouloir inviter Vladimir Poutine au G20 en novembre prochain et les protestations de Zelenski, lui aussi invité, puis des Etats-Unis, n'y ont rien fait! Les Etats-Unis oublient qu'ils ne sont plus le centre du monde, car le monde d'avant, divisé en deux blocs, the West and the Rest, est révolu, tant il y a de nombreux pays qui sont soit anti-occidentaux, soit non-occidentaux, soit neutres ou non-alignés, comme l'Inde ou même le Brésil, lesquels se fichent totalement de la guerre en Ukraine et refusent de sanctionner la Russie!


ADV : Sans minimiser la terrible "opération militaire spéciale" russe en Ukraine, les anglo-saxons ne tirent-ils pas leur profit de l'antagonisme russo-occidental autour de l'Ukraine pour affaiblir l’Europe qui risquait de devenir trop puissante en s’associant durablement avec la Russie comme l’Allemagne était en train de le faire avec Nord Stream 2 ?


RK : Oui, avec des dirigeants aussi faibles que Charles Michel, Mme Van Der Leyen ou le chancelier Allemand Olaf Sholz, qui ressemble à un bambin abandonné et apeuré au milieu d’une foule surexcitée, l’Union européenne ressemble à un bateau ivre commandé par des manchots au milieu d’une mer déchaînée... Et les Etats-Unis tirent profit, avec la Chine et d'autres pays, de la crise.

Les Etats-Unis sont gagnants sur certains tableaux (gaz de schiste, vente d'armements, etc), mais ils subissent aussi les effets de la crise et sont déjà à moins 1,4 au premier trimestre 2022, et si le deuxième trimestre confirme la même baisse de la croissance, ils seront en quasi récession à la fin de l'année, or passer de 5, l'an passé à seulement 1 ou 2 est un vrai problème pour les Etats-Unis qui ont besoin d'une croissance minimale supérieure à celle de l'Europe pour entretenir leur machine économique. Partout, surtout aux Etats-Unis, l'Inflation repart à la hausse, et la dédollarisation des matières premières est en cours. Et l'impact de la dédollarisation peut entraîner un grand choc pour les Etats-Unis. Si ce processus se poursuit, le rêve américain sera détruit dans quelques années. Il n'en demeure pas moins que c'est l'Europe qui est d'ores et déjà la plus grande perdante : la monnaie qui a le plus perdu récemment est l'euro; la croissance s'écroule en Allemagne qui risque de rentrer en récession dans la perspective d'un ban total sur le gaz, que le patronat ne peut pas se permettre.


À LIRE AUSSI

​​Le chaos ukrainien, l'échec des accords de non-prolifération et de désarmement russo-américains et le risque de IIIème guerre mondiale...


ADV : On a beaucoup parlé de l’impact de la guerre et des sanctions sur l’économie russe (avec des prévisions faisant état d’un chute du PIB russe de 8% pour 2002), quel impact la guerre aura-t-elle sur l’économie européenne ?