Quel bilan dresser du quarantième anniversaire de la République islamique iranienne ?
En ce mois de février 2019, la République islamique iranienne fête les quarante ans de longévité de sa « révolution » islamique qui se voulait « mondiale » et qui a essentiellement touché les populations chiites du Moyen et Proche-Orient.

Atlantico : Alexandre del Valle, comment trancher le débat opposant ceux qui accusent la révolution islamique iranienne de l’Ayatollah Khomeiny d’avoir inauguré l’islamisme radical anti-occidental et ceux qui répondent au contraire que l’Iran pourrait être un allié contre le terrorisme jihadiste essentiellement sunnite et de matrice wahhabite-salafiste ?
Alexandre del Valle : En vérité, les deux ont tort et raison ! D’un côté, il est indéniable que le « pire » islamisme aujourd’hui est le jihadisme sunnite wahhabite ou salafiste-hanbalite, incarné notamment par la Monarchie saoudienne wahhabite qui a dépensé 80 milliards de dollars depuis 50 ans pour répandre le virus du salafisme dans le monde. Sans oublier la naissance d’Al-Qaïda en Afghanistan avec le concours des Frères musulmans qui ont formé et recruté les Moujahidines, les Salafistes saoudiens qui ont apporté leur argent et leurs prédicateurs et services secrets puis le Pakistan également sunnite-fondamentaliste alors en guerre contre le bloc soviéto-communiste. Mais d’un autre côté, il est indéniable également que l’Ayatollah Khomeiny, bien qu’allié aux communistes iraniens du parti Toudeh et soutenu par la gauche mondiale, y compris française, a su mettre sur pied le premier régime à la fois islamiste comme le Pakistan mais radicalement tiersmondiste et anti-occidental et jihadiste avant l’heure.
C’est d’ailleurs afin de consolider son rôle de fer de lance de la « révolution » panislamique mondiale que, juste après la guerre avec l’Irak, le 14 février 1989, l’ayatollah Khomeiny mit à prix la tête de l’écrivain anglo-indien « apostat » Salman Rushdie, créant de ce fait une vague d’effervescence islamiste néo-obscurantiste sans précédents dans le monde et jusqu’en en Europe.
Ce coup de pub mondial qui inaugurait les désormais tristement habituelles campagnes de dénonciation des « blasphémateurs » et « apostats » victimes de fatwa de mort permit à Téhéran de « voler » à bon compte la vedette aux Moujahidines d’Al-Qaïda dans les années 1980-1990 et de séduire même des masses sunnites arabes pro-palestiniennes fascinées par la radicalisme des Ayatollahs et des Mollahs iraniens qui ont su investir la cause anti-israélienne via la geste du Hezbollah et du Hamas appuyés par l’Iran.
Mais la doctrine de l’Ayatollah Khomeiny est foncièrement chiite, comme peut-elle avoir influencé le Hamas palestinien sunnite issu des Frères musulmans eux-mêmes influencés par le hanbalisme-salafiste très anti-chiite ?
En réalité, les choses sont plus complexes et paradoxales qu’il n’y paraît. Tout d’abord, rappelons ce qui est souvent oublié par les dénonciateurs de « l’Iran-chiite totalitaire » : les autorités chiites d’Irak (où se situent les lieux saints du chiisme), comme l’ayatollah Sistani, ont fermement et depuis longtemps condamné la doctrine khomeyniste majeure du Vilayet i faqih (« gouvernement du docte théologien »), présentée comme d’influence sunnite car contraire au principe chiite clef de séparation des autorités politiques et religieuses. Pour ce qui est du cœur islamiste de la doctrine khomeyniste et de son pendant libanais le Hezbollah, on met souvent en avant le « chiisme » duodécimain-imamite (principal courant chiite qui domine en Iran). On cite parfois même l’influence hétérodoxe du chiisme septimain (ou « ismaélien, courant chiite minoritaire), dont la secte des « hachichines »/assassins ») qui en est issue fut la pionnière du jihad suicidaire. Toutefois, on oublie trop souvent de rappeler l’influence encore plus déterminante des Frères musulmans, pourtant sunnites, sur la doctrine khomeyniste pas si « chiite » qu’il n’y paraît mais surtout « panislamiste ».
Rappelons tout de même que les théories des Frères connurent un succès considérable en Iran grâce à l’action de leur section iranienne : Fedayané Eslam, dont Khomeiny, futur Ayatollah, fut membre. Ce dernier bénéficiera d’ailleurs, entre 1975 et 1978, du précieux concours des Moujahidines palestiniens issus des Frères musulmans, pour l’organisation d’attentats visant à déstabiliser le pouvoir chancelant du Chah.
Ceci permet mieux de comprendre l’actuelle collaboration Iran/Hezbollah chiites et Frères musulmans sunnites non seulement à Gaza avec le Hamas mais aussi via le Qatar et la Turquie d’Erdogan, pays clefs de la collaboration ancienne entre les Frères musulmans sunnites et la révolution islamique iranienne « chiite ». Déjà, en mars 1951, les contacts entre les Frères musulmans et une partie du clergé chiite proche de l’opposition (Mossadegh) avaient été mis en lumière lorsque le général Razmara fut assassiné par un terroriste membre de la section iranienne des Frères. Enfin, rappelons également que l’idée tyrannicide de rupture radicale avec le pouvoir politique “ injuste ” ou “ impie ”, développée par l’idéologue central du jihadisme sunnite (issu des Frères musulmans), Sayid Qutb, fut adoptée par son admirateur Khomeiny. Ce dernier transposa dans le chiisme duodécimain l’idéologie transnationale « frériste », pourtant d’origine sunnite-salafie. Dans son objectif de déclencher une « révolution islamique mondiale », Khomeiny n’avait en fait nullement l’intention de restreindre son message aux seuls chiites, et l’on oublie trop souvent que les leaders de la République islamique ont d’ailleurs rarement en avant le chiisme de façon explicite dans leur propagande universelle, mais plutôt la « défense » des musulmans et de la « révolution islamique » en général, l’objectif originel étant d’adresser la « révolution verte » au monde musulman dans sa globalité, du Maroc à l’Indonésie, en privilégiant certes les territoires peuplés de « frères chiites » (Liban, Irak, Est de l’Arabie, Bahreïn, Syrie, etc).
Il est vrai que depuis le milieu des années 2000 avec l’évolution pathologiquement anti-chiite de la branche irakienne d’Al-Qaïda de Zarkaoui (précurseur de DAECH), puis a fortiori avec les révolutions arabes et les guerres civiles syrienne et yéménite, le clivage chiite-sunnite s’est intensifié au sein de l’islamisme, surtout dans le Proche et le Moyen-Orient arabo-perse.
D’ailleurs, pour vous apporter la contradiction, on pourrait rappeler les propos du prince-héritier saoudien Ben Salmane mais aussi les positions très anti-iraniennes-chiites de son mentor Mohamed Ben Zayed, prince-héritier et homme fort d’Abou-Dhabi et des Emirats, lui aussi sunnite, qui ne cessent d’accuser l’Iran chiite d’avoir créé l’islamisme moderne et entraîné un engrenage de radicalisation générale du monde musulman sunnite en « réaction » ?
Certes, la République islamique accuse (à juste titre d’ailleurs) les Saoud sunnites et leur islamisme « takfiriste-wahhabite » (en fait salafiste-hanbalite) d’être les parrains idéologiques d’Al-Qaïda et de Daech puis de l’islamisme sunnite en général. Les wahhabito-saoudiens ont en effet influencé théologiquement (Rachid Ridda, mentor de Hassan al-Banna, créateur des Frères) et surtout appuyé politiquement les Frères musulmans dans le contexte de la guerre froide face au communisme notamment et au nationalisme arabe ?
Le prince Ben Salmane a même eu récemment beau jeu de répondre que ce fut pour « contrer » la révolution chiite-iranienne de 1979 (avec l’appui de la France de Giscard et la passivité de l’Amérique de Carter) que les monarchies du Golfe et le Pakistan sunnites favorisèrent, dans un double contexte d’endiguement du soviéto-communisme et de la révolution khomeyniste, un islamisme sunnite rival ultra-conservateur et au moins autant sinon plus fanatique encore. Cette vision chère aux ennemis de Téhéran permet d’exonérer à bon compte le fanatisme wahhabite, les Frères musulmans et en général l’islamisme sunnite, doctrinalement pourtant bien plus figé et « intégriste » que le chiisme (fermeture des « portes de l’Ijtihad » ; dogme du coran « incréé » chez les sunnites). Toujours est-il que la révolution iranienne a bel et bien ouvert la voie à l’islamisme anti-occidental étatico-jihadiste, sachant que la figure du « martyr-jihadiste-suicidaire » est un « apport » chiite-khomeyniste transposé et intensifié ensuite dans l’islamisme sunnite.
Et cela n’est pas assez connu ou rappelé. De ce point de vue, le Hezbollah et le Hamas lui-même « hezbollahisé » donc influencé et appuyé par Téhéran, ont popularisé l’arme totalitaire redoutable de l’attentat suicide et du culte de la mort bien avant Al-Qaïda et Daesh.
Passons à un autre apport, souvent occulté par les admirateurs de la République islamique iranienne chiite au sein de l’extrême-droite européenne : le communisme et la gauche tiersmondiste marxiste-révolutionnaire en général
Vous avez tout à fait raison de rappeler cette dimension, qui, à côté de l’apport frériste et palestinien, a été essentielle au succès de la révolution khomeyniste. Et si l’on veut comprendre pourquoi tant de forces « progressistes » ont soutenu au départ la révolution iranienne, il faut rappeler que l’un des plus proches idéologues de Khomeiny, l’imam Ali Shariati, traduisit l’ouvrage de référence (préfacé par Sartre), les Damnés de la terre du penseur tiersmondiste Frantz Fanon, la notion fanonienne « d’opprimés » devenant le terme central de la rhétorique khomeyniste, sous le vocable mustadhafines (« déshérités/opprimés »).
Les nombreux penseurs marxistes et tiersmondistes traduits par Shariati contribua ainsi à forger la synthèse « socialiste-islamiste » capable de concilier Mahomet, Ali, Che Guevara et Fanon. Cette recette rouge-verte - foncièrement subversive -permit aux Mollahs de berner en Iran les forces communistes, nationalistes-anti-impérialistes et les Moujahidines du Peuple avant de les éliminer... Les Fédayins du peuple, d’inspiration guévariste, comme les Moujahidines du peuple, lui devront également beaucoup.
ET jusqu’à aujourd’hui, le flirt islamo-gauchiste par excellence qu’a incarné la révolution islamique de l’ayatollah Khomeyni, laquelle aurait été impossible sans les étudiants gauchistes iraniens et le parti communiste iranien Toudeh, explique pourquoi les « révolutionnaires » marxistes d’Amérique latine (Hugo Chavez et Nicolas Maduro ; les Frères Castro (Cuba), MM Rafael Correa (Equateur), Daniel Ortega (Nicaragua) ou Evo Morales (Bolivie) ont tant d’admiration pour la Révolution islamique iranienne et vice-versa. D’ailleurs, en Irak, en Iran comme au Liban, on constate que les milieux révolutionnaires islamistes chiites sont les enfants des milieux révolutionnaires communistes.
Que répondre à ceux qui affirment que l’Iran n’est pas une menace « globale » mais plutôt « régionale », bref, qu’elle est peut-être l’ennemie des Saoud et des Satans Israël et Etats-Unis, mais pas des Européens qui n’auraient de ce fait aucun intérêt à sortir de l’accord sur le nucléaire iranien de 2015 ?
Il est évident que c’est sur le plan régional et international que la “ force de frappe ” islamiste iranienne et pro-iranienne est la plus considérable. Elle s’est même renforcée depuis les années 2000-2010, avec le double phénomène de démantèlement du « pouvoir sunnite » de Saddam Hussein en Irak au profit des forces chiites - en partie pro-iraniennes - et du fait des guerres en Syrie (aux côtés du camp vainqueur de Bachar al-Assad) et au Yémen (rébellion chiite-houtiste de plus en plus liés à Téhéran). Cette menace irano-chiite des Mollahs et des Pasdarans est donc essentiellement régionale, mais si elle paraît secondaire pour les Européens ou même les Indiens, les Russes, les Chinois, les Africains essentiellement visés par l’islamisme salafiste-sunnite et frériste, elle est carrément existentielle pour l’Etat hébreux que les Etats-Unis et tous ses alliés occidentaux ne peuvent pas se permettre de voir disparaître. Le fait que la République islamique iranienne agisse surtout dans les zones où vivent des minorités chiites (Afghanistan-Pakistan-Inde, rive orientale des pays arabes du Golfe, etc), et qu’elle n’exerce pas un prosélytisme comparable à celui des pôles islamiques sunnites ne doit pas pour autant induire que Téhéran est « neutre » pour les Européens et n’a pas sa part dans l’effervescence islamiste-totalitaire mondiale.
Certes, l’Iran khomeyniste a contribué au financement de très peu de mosquées dans les capitales européennes et n’a pas d’emprise sur un islam européen largement sunnite-intégriste. En fait, l’activisme chiite-iranien officiel dans le monde est très encadré stratégiquement et idéologiquement par Téhéran qui centralise les organes de propagande et de mobilisation au sein du Conseil Suprême des Affaires du Renseignement, la Vavak, héritière de la toute puissante Savak, les services de sécurité iraniens. Créée en février 1980, la plus importante des structures d’aide à la révolution islamique dans le monde est le Bureau d’aide à la révolution islamiq