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Quel bilan dresser du quarantième anniversaire de la République islamique iranienne ?

En ce mois de février 2019, la République islamique iranienne fête les quarante ans de longévité de sa « révolution » islamique qui se voulait « mondiale » et qui a essentiellement touché les populations chiites du Moyen et Proche-Orient.



Atlantico : Alexandre del Valle, comment trancher le débat opposant ceux qui accusent la révolution islamique iranienne de l’Ayatollah Khomeiny d’avoir inauguré l’islamisme radical anti-occidental et ceux qui répondent au contraire que l’Iran pourrait être un allié contre le terrorisme jihadiste essentiellement sunnite et de matrice wahhabite-salafiste ?

Alexandre del Valle : En vérité, les deux ont tort et raison ! D’un côté, il est indéniable que le « pire » islamisme aujourd’hui est le jihadisme sunnite wahhabite ou salafiste-hanbalite, incarné notamment par la Monarchie saoudienne wahhabite qui a dépensé 80 milliards de dollars depuis 50 ans pour répandre le virus du salafisme dans le monde. Sans oublier la naissance d’Al-Qaïda en Afghanistan avec le concours des Frères musulmans qui ont formé et recruté les Moujahidines, les Salafistes saoudiens qui ont apporté leur argent et leurs prédicateurs et services secrets puis le Pakistan également sunnite-fondamentaliste alors en guerre contre le bloc soviéto-communiste. Mais d’un autre côté, il est indéniable également que l’Ayatollah Khomeiny, bien qu’allié aux communistes iraniens du parti Toudeh et soutenu par la gauche mondiale, y compris française, a su mettre sur pied le premier régime à la fois islamiste comme le Pakistan mais radicalement tiersmondiste et anti-occidental et jihadiste avant l’heure.


C’est d’ailleurs afin de consolider son rôle de fer de lance de la « révolution » panislamique mondiale que, juste après la guerre avec l’Irak, le 14 février 1989, l’ayatollah Khomeiny mit à prix la tête de l’écrivain anglo-indien « apostat » Salman Rushdie, créant de ce fait une vague d’effervescence islamiste néo-obscurantiste sans précédents dans le monde et jusqu’en en Europe.


Ce coup de pub mondial qui inaugurait les désormais tristement habituelles campagnes de dénonciation des « blasphémateurs » et « apostats » victimes de fatwa de mort permit à Téhéran de « voler » à bon compte la vedette aux Moujahidines d’Al-Qaïda dans les années 1980-1990 et de séduire même des masses sunnites arabes pro-palestiniennes fascinées par la radicalisme des Ayatollahs et des Mollahs iraniens qui ont su investir la cause anti-israélienne via la geste du Hezbollah et du Hamas appuyés par l’Iran.


Mais la doctrine de l’Ayatollah Khomeiny est foncièrement chiite, comme peut-elle avoir influencé le Hamas palestinien sunnite issu des Frères musulmans eux-mêmes influencés par le hanbalisme-salafiste très anti-chiite ?

En réalité, les choses sont plus complexes et paradoxales qu’il n’y paraît. Tout d’abord, rappelons ce qui est souvent oublié par les dénonciateurs de « l’Iran-chiite totalitaire » : les autorités chiites d’Irak (où se situent les lieux saints du chiisme), comme l’ayatollah Sistani, ont fermement et depuis longtemps condamné la doctrine khomeyniste majeure du Vilayet i faqih (« gouvernement du docte théologien »), présentée comme d’influence sunnite car contraire au principe chiite clef de séparation des autorités politiques et religieuses. Pour ce qui est du cœur islamiste de la doctrine khomeyniste et de son pendant libanais le Hezbollah, on met souvent en avant le « chiisme » duodécimain-imamite (principal courant chiite qui domine en Iran). On cite parfois même l’influence hétérodoxe du chiisme septimain (ou « ismaélien, courant chiite minoritaire), dont la secte des « hachichines »/assassins ») qui en est issue fut la pionnière du jihad suicidaire. Toutefois, on oublie trop souvent de rappeler l’influence encore plus déterminante des Frères musulmans, pourtant sunnites, sur la doctrine khomeyniste pas si « chiite » qu’il n’y paraît mais surtout « panislamiste ».


Rappelons tout de même que les théories des Frères connurent un succès considérable en Iran grâce à l’action de leur section iranienne : Fedayané Eslam, dont Khomeiny, futur Ayatollah, fut membre. Ce dernier bénéficiera d’ailleurs, entre 1975 et 1978, du précieux concours des Moujahidines palestiniens issus des Frères musulmans, pour l’organisation d’attentats visant à déstabiliser le pouvoir chancelant du Chah.


Ceci permet mieux de comprendre l’actuelle collaboration Iran/Hezbollah chiites et Frères musulmans sunnites non seulement à Gaza avec le Hamas mais aussi via le Qatar et la Turquie d’Erdogan, pays clefs de la collaboration ancienne entre les Frères musulmans sunnites et la révolution islamique iranienne « chiite ». Déjà, en mars 1951, les contacts entre les Frères musulmans et une partie du clergé chiite proche de l’opposition (Mossadegh) avaient été mis en lumière lorsque le général Razmara fut assassiné par un terroriste membre de la section iranienne des Frères. Enfin, rappelons également que l’idée tyrannicide de rupture radicale avec le pouvoir politique “ injuste ” ou “ impie ”, développée par l’idéologue central du jihadisme sunnite (issu des Frères musulmans), Sayid Qutb, fut adoptée par son admirateur Khomeiny. Ce dernier transposa dans le chiisme duodécimain l’idéologie transnationale « frériste », pourtant d’origine sunnite-salafie. Dans son objectif de déclencher une « révolution islamique mondiale », Khomeiny n’avait en fait nullement l’intention de restreindre son message aux seuls chiites, et l’on oublie trop souvent que les leaders de la République islamique ont d’ailleurs rarement en avant le chiisme de façon explicite dans leur propagande universelle, mais plutôt la « défense » des musulmans et de la « révolution islamique » en général, l’objectif originel étant d’adresser la « révolution verte » au monde musulman dans sa globalité, du Maroc à l’Indonésie, en privilégiant certes les territoires peuplés de « frères chiites » (Liban, Irak, Est de l’Arabie, Bahreïn, Syrie, etc).


Il est vrai que depuis le milieu des années 2000 avec l’évolution pathologiquement anti-chiite de la branche irakienne d’Al-Qaïda de Zarkaoui (précurseur de DAECH), puis a fortiori avec les révolutions arabes et les guerres civiles syrienne et yéménite, le clivage chiite-sunnite s’est intensifié au sein de l’islamisme, surtout dans le Proche et le Moyen-Orient arabo-perse.


D’ailleurs, pour vous apporter la contradiction, on pourrait rappeler les propos du prince-héritier saoudien Ben Salmane mais aussi les positions très anti-iraniennes-chiites de son mentor Mohamed Ben Zayed, prince-héritier et homme fort d’Abou-Dhabi et des Emirats, lui aussi sunnite, qui ne cessent d’accuser l’Iran chiite d’avoir créé l’islamisme moderne et entraîné un engrenage de radicalisation générale du monde musulman sunnite en « réaction » ?

Certes, la République islamique accuse (à juste titre d’ailleurs) les Saoud sunnites et leur islamisme « takfiriste-wahhabite » (en fait salafiste-hanbalite) d’être les parrains idéologiques d’Al-Qaïda et de Daech puis de l’islamisme sunnite en général. Les wahhabito-saoudiens ont en effet influencé théologiquement (Rachid Ridda, mentor de Hassan al-Banna, créateur des Frères) et surtout appuyé politiquement les Frères musulmans dans le contexte de la guerre froide face au communisme notamment et au nationalisme arabe ?


Le prince Ben Salmane a même eu récemment beau jeu de répondre que ce fut pour « contrer » la révolution chiite-iranienne de 1979 (avec l’appui de la France de Giscard et la passivité de l’Amérique de Carter) que les monarchies du Golfe et le Pakistan sunnites favorisèrent, dans un double contexte d’endiguement du soviéto-communisme et de la révolution khomeyniste, un islamisme sunnite rival ultra-conservateur et au moins autant sinon plus fanatique encore. Cette vision chère aux ennemis de Téhéran permet d’exonérer à bon compte le fanatisme wahhabite, les Frères musulmans et en général l’islamisme sunnite, doctrinalement pourtant bien plus figé et « intégriste » que le chiisme (fermeture des « portes de l’Ijtihad » ; dogme du coran « incréé » chez les sunnites). Toujours est-il que la révolution iranienne a bel et bien ouvert la voie à l’islamisme anti-occidental étatico-jihadiste, sachant que la figure du « martyr-jihadiste-suicidaire » est un « apport » chiite-khomeyniste transposé et intensifié ensuite dans l’islamisme sunnite.


Et cela n’est pas assez connu ou rappelé. De ce point de vue, le Hezbollah et le Hamas lui-même « hezbollahisé » donc influencé et appuyé par Téhéran, ont popularisé l’arme totalitaire redoutable de l’attentat suicide et du culte de la mort bien avant Al-Qaïda et Daesh.


Passons à un autre apport, souvent occulté par les admirateurs de la République islamique iranienne chiite au sein de l’extrême-droite européenne : le communisme et la gauche tiersmondiste marxiste-révolutionnaire en général

Vous avez tout à fait raison de rappeler cette dimension, qui, à côté de l’apport frériste et palestinien, a été essentielle au succès de la révolution khomeyniste. Et si l’on veut comprendre pourquoi tant de forces « progressistes » ont soutenu au départ la révolution iranienne, il faut rappeler que l’un des plus proches idéologues de Khomeiny, l’imam Ali Shariati, traduisit l’ouvrage de référence (préfacé par Sartre), les Damnés de la terre du penseur tiersmondiste Frantz Fanon, la notion fanonienne « d’opprimés » devenant le terme central de la rhétorique khomeyniste, sous le vocable mustadhafines (« déshérités/opprimés »).


Les nombreux penseurs marxistes et tiersmondistes traduits par Shariati contribua ainsi à forger la synthèse « socialiste-islamiste » capable de concilier Mahomet, Ali, Che Guevara et Fanon. Cette recette rouge-verte - foncièrement subversive -permit aux Mollahs de berner en Iran les forces communistes, nationalistes-anti-impérialistes et les Moujahidines du Peuple avant de les éliminer... Les Fédayins du peuple, d’inspiration guévariste, comme les Moujahidines du peuple, lui devront également beaucoup.


ET jusqu’à aujourd’hui, le flirt islamo-gauchiste par excellence qu’a incarné la révolution islamique de l’ayatollah Khomeyni, laquelle aurait été impossible sans les étudiants gauchistes iraniens et le parti communiste iranien Toudeh, explique pourquoi les « révolutionnaires » marxistes d’Amérique latine (Hugo Chavez et Nicolas Maduro ; les Frères Castro (Cuba), MM Rafael Correa (Equateur), Daniel Ortega (Nicaragua) ou Evo Morales (Bolivie) ont tant d’admiration pour la Révolution islamique iranienne et vice-versa. D’ailleurs, en Irak, en Iran comme au Liban, on constate que les milieux révolutionnaires islamistes chiites sont les enfants des milieux révolutionnaires communistes.


Que répondre à ceux qui affirment que l’Iran n’est pas une menace « globale » mais plutôt « régionale », bref, qu’elle est peut-être l’ennemie des Saoud et des Satans Israël et Etats-Unis, mais pas des Européens qui n’auraient de ce fait aucun intérêt à sortir de l’accord sur le nucléaire iranien de 2015 ?

Il est évident que c’est sur le plan régional et international que la “ force de frappe ” islamiste iranienne et pro-iranienne est la plus considérable. Elle s’est même renforcée depuis les années 2000-2010, avec le double phénomène de démantèlement du « pouvoir sunnite » de Saddam Hussein en Irak au profit des forces chiites - en partie pro-iraniennes - et du fait des guerres en Syrie (aux côtés du camp vainqueur de Bachar al-Assad) et au Yémen (rébellion chiite-houtiste de plus en plus liés à Téhéran). Cette menace irano-chiite des Mollahs et des Pasdarans est donc essentiellement régionale, mais si elle paraît secondaire pour les Européens ou même les Indiens, les Russes, les Chinois, les Africains essentiellement visés par l’islamisme salafiste-sunnite et frériste, elle est carrément existentielle pour l’Etat hébreux que les Etats-Unis et tous ses alliés occidentaux ne peuvent pas se permettre de voir disparaître. Le fait que la République islamique iranienne agisse surtout dans les zones où vivent des minorités chiites (Afghanistan-Pakistan-Inde, rive orientale des pays arabes du Golfe, etc), et qu’elle n’exerce pas un prosélytisme comparable à celui des pôles islamiques sunnites ne doit pas pour autant induire que Téhéran est « neutre » pour les Européens et n’a pas sa part dans l’effervescence islamiste-totalitaire mondiale.


Certes, l’Iran khomeyniste a contribué au financement de très peu de mosquées dans les capitales européennes et n’a pas d’emprise sur un islam européen largement sunnite-intégriste. En fait, l’activisme chiite-iranien officiel dans le monde est très encadré stratégiquement et idéologiquement par Téhéran qui centralise les organes de propagande et de mobilisation au sein du Conseil Suprême des Affaires du Renseignement, la Vavak, héritière de la toute puissante Savak, les services de sécurité iraniens. Créée en février 1980, la plus importante des structures d’aide à la révolution islamique dans le monde est le Bureau d’aide à la révolution islamique, ou Cercle des mouvements de libération, ou encore Fondation des opprimés (Mostadhafin).


Parmi les organes de propagation de la révolution iranienne, deux structures internationales continuent de jouer un rôle considérable: le Hezbollah et les commandos Al Qods. Créés en 1987 et dirigés depuis 1997 par le général Qasem Soleimani - très présent aux côtés du régime de Bachar al-Assad - les forces Al-Qods sont une sorte de milice secrète d’élite agissant comme un bras armé des Pasdarans (« Gardiens de la Révolution ») et placé sous l’autorité du ministère de la sécurité et des Renseignements extérieurs. Ce corps redoutable est destiné, selon la Constitution iranienne, à "répandre la jurisprudence de la loi de Dieu partout dans le monde"… Ses hommes ont été aguerris dans de multiples combats (Irak, Liban, Afghanistan, Syrie, Yémen).


Les commandos d’Al-Qods ont été décisifs dans l’aide militaire terrestre au régime de Bachar al-Assad en Syrie face aux rebelles sunnites et aux jihadistes. Quant à la connexion libano-irano-palestinienne, jadis incarnée par le Groupe Amal de l’Imam Sadr et par le Hezbollah, elle fut longtemps chapotée par le réseau tentaculaire de l’Organisation de la Justice révolutionnaire d’Imad Moughnyeh (homme clef du transfert du jihadisme-suicide du Hezbollah vers l’islamisme sunnite) et le Jihad Islamique libanais de Hussein Moussaoui. Le Hamas palestinien, bien qu’issu des Frères musulmans sunnites, en lien permanent avec le Hezbollah, est quant à lui co-financé par l’Iran et le Qatar et il a été lui aussi fortement influencé par l’axe irano-hezbollahi. Cet expansionnisme régional du Hezbollah et de Téhéran, qui ont d’ailleurs frappé de façon terroriste dans le passé la France et même un pays lointain comme l’Argentine, n’est pas négligeable. Et l’on ne peut nier que, jusqu’au retour de la guerre totale Chiites/salafistes réactivée par les révolutions arabes, la révolution islamique a grandement à la fois influencé des groupes terroristes et islamistes sunnites au Proche-Orient ou ailleurs désireux eux aussi de faire régner l’islam, puis agi comme épouvantail majeur incitant les puissances sunnites à se réislamiser elles-mêmes pour couper l’herbe sous le pied de Téhéran et rivaliser avec les fanatiques chiites.


Vous avez écrit récemment que le « pire ennemi » et danger pour l’Iran n’est pas l’alliance saoudo-américano-israélienne mais le « néo impérialisme chiito-perse » lui-même. N’est-ce pas oublier les (discutables) sanctions économiques internationales et surtout américaines, renforcées depuis la sortie des Etats-Unis de Trump de l’accord de 2015 sur le nucléaire iranien ?

Je ne nie pas la gravité de ces sanctions pour le peuple iranien, le peuple étant toujours la première victime des embargos et autres sanctions économiques drastiques, mais il est indéniable que l’expansionnisme irano-chiite à l’extérieur est couteux, impopulaire en Iran, et agit à l’intérieur du pays comme un facteur de fragilisation provoqué par un discrédit du régime accusé de plus s’occuper des autres causes que de la cause première du peuple iranien. Rappelons que l’accord nucléaire avec l’Iran, conclu à Vienne sous l’égide des Nations le 14 juillet 2015, avait fait nourrir au sein du peuple perse de grands espoirs : retour de Téhéran sur la scène internationale, retour des hydrocarbures iraniens sur le marché international et des avoirs gelés, apport de devises et perspectives de contrats avec moult compagnies occidentales avec à la clef une diversification et un développement économique de l’Iran qui aurait profité aux classes moyennes entrepreneuriales et plus seulement aux Mollahs et aux Pasdarans.


Hélas, le peuple iranien a vite déchanté, comme les rivaux sunnites régionaux, car la manne du pétrole et du gaz et les avoirs dégelés retrouvés n’ont pas du tout été utilisée pour nourrir les Iraniens et développer l’économie, mais pour renforcer les positions régionales de Téhéran (Irak, Liban, Syrie, Yémen) dans le cadre d’un bellicisme néo-impérial qui a fait peur à tous les pays sunnites exceptés la Turquie et le Qatar. Cette utilisation du retour de la manne gazo-pétrolière et de la levée des sanctions pour financer plus que jamais les guérillas chiites en Syrie, en Irak, au Yémen et dans la zone Liban-Gaza, a été une grave erreur stratégique de la part du régime qui a de ce fait augmenté le sentiment d’encerclement de l’Arabie saoudite, des Emirats, de l’Egypte, des Israéliens et de leurs alliés américains, bref, qui les a coalisés contre lui-même. Cette convergence inamicale pourrait d’ailleurs s’avérer fatale au régime. Elle a déjà abouti à la sortie des Etats-Unis de l’accord sur le nucléaire, et donc au retour de sanctions très sévères qui vont éliminer du marché mondial un tiers de la production iranienne d’hydrocarbures. Et le désengagement américain initié sous la présidence Obama, accentué par Donald Trump (Syrie), alimente l’appréhension de Riyad d’être existentiellement menacé par son rival chiite-perse.


Il est vrai que l’imposant potentiel démographique, économique, militaire et scientifique de l’Iran s’oppose en tout point au tribalisme et à l’arriération saoudiennes. D’où le plan de modernisation du pays voulu par le prince saoudien MBS et d’où l’alliance avec les Etats-Unis, l’Egypte, les Émirats et Israël face à Téhéran.


Croyez-vous que cette vulnérabilité accrue et interne du régime renforce la probabilité d’actions militaires occidentalo-américano-saoudiennes contre le régime de Téhéran ?

II serait hâtif de penser que l’alliance anti-iranienne et les sanctions économiques drastiques vont venir à bout du régime ou annoncent le succès d’une opération militaire de « regime change », car l’Iran n’est ni l’Irak ni la Libye… Comme le dit mon ami Emmanuel Razavi, grand spécialiste de l’Iran, fondateur du portail géopolitique Globalgeonews, et d’origine iranienne lui-même, les sanctions risqueraient d’ailleurs de renforcer le régime, de même que des menaces de guerre (peu probable) contre l’Iran.


L’erreur consisterait selon lui à « sous-estimer les capacités de résilience des Iraniens et leur très fort sentiment nationaliste qui fait que tout ce qui est imposé de l’extérieur est vécu en soi comme une agression ». De ce point de vue, il est clair que la République islamique ne tient et n’a tenu jusqu’à aujourd’hui que parce que ses institutions sont extrêmement fortes et efficaces, et parce qu’elle contrôle strictement la société et l’économie.


Pourtant, en 2009, et à nouveau depuis 2017, d’imposantes manifestations populaires anti-Régime semblent ébranler la légitimité des Mollahs et des Pasdarans ?

Certes, manifestations n’ont pas fait plier le Guide Suprême et les Pasdarans, ces faucons qui tiennent le pays et l’économie. Il est toutefois indéniable que les vastes manifestations de décembre 2017-janvier 2018 ont mis en avant de nouvelles revendications socio-économiques en provenance de milieux militants issus des localités périphériques modestes, ce qui est nouveau et bien plus grave pour le régime, car ce dernier est désormais contesté par ses soutiens populaires eux-mêmes.


La corruption généralisée, qui règne dans le pays tout entier, dont l’économie est contrôlée par la Caste des Mollahs et de Pasdarans (visés par les sanctions occidentalo-internationales), a durement frappé la population, et elle s’ajoute aux problèmes d’insécurité du travail, d’incertitude sur le versement des salaires et des pensions, ce qui a entraîné les manifestations 2017, à Téhéran, Semnan, Bushehr, Arak, Kermanshah ou Izeh. Des scandales de corruption impliquant le cœur du régime éclatent chaque jour, ce qui intensifie le fossé qui se creuse depuis 2009 entre les dirigeants iraniens, les élites intellectuelles et les populations. D’une certaine manière, les Iraniens ont eux aussi leur « gilets jaunes », qui se manifestent pas uniquement par la mythique « jeunesse » laïque, mais surtout - et ceci est bien plus dangereux pour les Mollahs - par l’insoumission grandissante de secteurs entiers de la société : certaines minorités ethno-religieuses ; les ouvriers impayés, ; les retraités ; les femmes engagées, les cadres déclassés et autres diplômés sans-emplois.


Ces insoumissions croissantes qui s’ajoutent aux critiques des « réformateurs » sont amplifiées par les réseaux sociaux et la connectivité que le régime, à la différence de la Chine et de la Corée du Nord, n’a pas réussi à empêcher. L’énorme diaspora iranienne des Etats-Unis et d’Europe est d’ailleurs en lien permanent avec une mère-patrie qui sait ce qui se passe ailleurs (à la différence des Nord-Coréens).


Qu’est-ce rend le plus vulnérable selon vous le régime des Mollahs ?

Je dirais sans aucune hésitation, non pas les sanctions ou un risque de guerre, qui pourraient au contraire ressouder le peuple autour du régime, mais la méga-corruption et le manque dramatique d’eau. En effet, on ne parle presque jamais en Occident de la catastrophe écologique en Iran, une véritable bombe à retardement « contre-révolutionnaire ». Aujourd’hui, en effet, ce qui menace le plus le régime iranien selon moi est la catastrophe écologique qui est le fruit direct de la corruption endémique du régime : 95 % sol iranien serait aujourd’hui en manque d’eau dramatique, du fait, certes de la sécheresse, mais surtout de la corruption des Pasdarans qui ont fait construire d’innombrables barrages dans toutes les régions sans aucun plan des sols, sans penser à l’impact environnemental, y compris dans certaines provinces iraniennes déjà frappées par le stress hydrique. Le seul et unique but étant ici de toucher des pots de vins de la part des compagnies de construction… Résultat, dans de nombreux villages iraniens, les mères ne peuvent plus donner d’eau à leurs enfants, et ce n’est pas un hasard si les révoltes de décembre 2017 ont commencé dans les villages coupés des sources d’eau potables, y compris certains villages pro-Mollahs. Exemple terrifiant parmi tant d’autres de la catastrophe hydrique : le grand site touristique lac de Ourmiah, l’eau est carrément devenue orange. Ces révoltes, qui se sont étendues dans 140 villes et localités, ont toutes eu pour toile de fond la dénonciation de la corruption.


Rappelons que tous les travaux de construction en Iran sont contrôlés par les Pasdarans qui prélèvent systémiquement ces « dimes, rappelle Emmanuel Razavi. Aussi chaque semaine éclate un nouveau scandale de détournement de fonds, avec à la clef la fuite d’un haut fonctionnaire parti avec sa famille et des valises pleines… La situation est si catastrophique (manque d’eau, corruption, paupérisation, et cycle révoltes-répressions), qu’à l’instar de la Tunisie à la veille de la révolution du Jasmin, des jeunes menacent d’aller s’immoler devant le palais de Khamenei s’ils n’ont pas d’eau, tant la situation est grave... Dans ce contexte, les projets expansionnistes des Mollahs et des Pasdarans en Irak, en Syrie, au Yémen ou ailleurs sont de plus en plus impopulaires. Durant les manifestations de 2017-2018, des millions d’Iraniens en colère, et pas seulement des anti-islamistes, avaient d’ailleurs pour slogan: « donnez-nous du travail et de l’eau potable au lieu de dépenser de l’argent iranien en Syrie ou au Liban » ! en fait, ce fléau de la corruption a gangréné la société iranienne bien avant la sortie américaine de l’accord de Vienne sur le nucléaire qui a abouti au rétablissement-renforcement des sanctions drastiques, si dommageables tant au peuple iranien qu’aux entreprises européennes et en particulier françaises.


La balle est toutefois dans le camp de la République islamique, qui, si elle ne se réforme pas, ne combat pas sa corruption et ne renonce pas à son expansionnisme régional au détriment du bien-être du peuple perse, finira par s’écrouler sous son poids, comme jadis l’ex-URSS et tous les empires mégalomaniaques et coupés du réel.

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