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Quelle stratégie française et occidentale vis-à-vis de l'Iran ?

Alexandre del Valle évoque cette semaine la question de la stratégie française et occidentale envers l'Iran.

La fin du mois d’août a été marquée par la surprenante visite du ministre des Affaires étrangères iranien, Mohamed Javad Zarif, à Biarritz lors du G7. Toute la bonne volonté d’Emmanuel Macron, déterminé à endosser le beau rôle de médiateur entre Washington et Téhéran, n’a pourtant pas suffi à apaiser les tensions entre le régime des Mollahs et les Occidentaux. Quelques jours après seulement, le rapport trimestriel publié par l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique) faisait état de la reprise des activités d’enrichissement en uranium de l’Iran à un degré supérieur au seuil prévu imposé par l’accord nucléaire de 2015. Alexandre del Valle fait le point de la situation et expose les différentes options et visions géopolitiques de chaque acteur. Une question cruciale et récurrente qui n'est pas prête d'être résolue, tant elle cristallise l'antagonisme qui oppose de plus en plus les Occidentaux ("The West"), aux nations émergentes et empires ré émergeants du monde en voie de multipolarisation ("The Rest").

Pour rappel, l’accord de Vienne, ou Plan d’action global commun (PAGC) signé par l’Iran, les membres du Conseil de sécurité des Nations unies (Etats-Unis, Russie, Chine, France et Royaume-Uni) ainsi que l’Allemagne, en juin 2015, visait à imposer une limitation du programme nucléaire iranien pour au moins une décennie en "échange" d'une levée des sanctions économiques et diplomatiques contre la République islamique d’Iran. Cependant, le retrait américain de l’accord annoncé par Donald Trump en mai 2018 et la ligne « dure » adoptée par ce dernier ont été suivis d’une escalade de tensions entre les Etats-Unis et l’Iran qui a menacé la survie de l’accord ainsi que la stabilité de cette région hautement sismique et stratégique qu'est le Golfe persique: dans le détroit d'Hormuz, transitent chaque année 20% du commerce mondial du pétrole et 2500 navires, lesquels sont d'ailleurs souvent menacés par la marine iranienne et les Pasdarans. Ce détroit permet en fait l'accès au marché mondial non seulement de l'Iran mais aussi des pays producteurs d'hydrocarbures arabes ennemis de Téhéran, notamment l'Arabie Saoudite, le Koweït, Bahreïn, ainsi que l'Irak et l’Émirat du Qatar.

La récente déclaration, le 4 septembre dernier, du président iranien Hassan Rohani annonçant la reprise de la recherche et du développement en matière nucléaire a par conséquent inquiété ces États arabes autant, voire encore plus que les Occidentaux et Israël, et cela a contribué à raviver les tensions déjà existantes. Le débat autour des conséquences géopolitiques de l’acquisition éventuelle du feu atomique par le régime des Mollahs est donc au centre des préoccupations. Et la principale question qui se pose est la suivante: cette éventualité constituerait-elle une menace pour la stabilité et paix dans la région ?

La dissuasion comme frein à la guerre ?

Pour les "pro-Iraniens", le fait que l’Iran se dote tôt ou tard de l’arme nucléaire ne serait pas une menace en soi pour la paix dans la région. Certains affirment même qu’il serait désirable que le régime des Mollahs détienne l'arme atomique afin de réduire les risques d’un affrontement régional dont les conséquences seraient désastreuses, ceci dans le cadre d'une "dissuasion régionale" qui "équilibrerait" les alliés que sont (de facto) d'un côté Israël et les monarchies sunnites arabes du Golfe, et, de l'autre, un éventuel État iranien nucléarisé/sanctuarisé. Ce "camp" favorable à un Iran détenteur d'une force de frappe nucléaire militaire et balistique affirment que des États pouvant à première vue apparaître comme belliqueux, dotés de l’arme nucléaire, tels que la Corée du Nord ou le Pakistan, voire jadis l'Union soviétique et la Chine, n’en ont pourtant jamais fait usage de peur de représailles "définitives" des adversaires en atome.

On retrouve ici la vieille thèse de mon maître, le général Pierre Marie Gallois, initiateur de la "force de frappe française" et des théories stratégiques de la "dissuasion du faible au fort" et du "pouvoir égalisateur de l'atome". Il n'est toutefois pas certain que cet illustre géostratège/conseiller de Charles De Gaulle sur le nucléaire (et grand résistant historique) serait aujourd'hui un partisan zélé d'une nucléarisation militaire de l'Iran, lui qui tenait ce régime pour un danger régional depuis ses origines et qui a reproché aux États-Unis leur stratégie anti-Saddam Hussein au profit de Téhéran dans les années 1990-2000.

Toujours est-il que du point de vue de la République islamique iranienne, la guerre anglo-américaine et occidentale déclarée unilatéralement contre l’Irak souverain, en 2003, occupe toujours une place importante la mémoire des dirigeants iraniens, lesquels sont convaincus que si Saddam Hussein avait possédé cette arme dissuasive, l’invasion de l’Irak ainsi que le renversement de son régime n’auraient pas été possibles. Certes, le premier bénéficiaire de la folle guerre du Golfe - qui a par la suite déstabilisé durablement l'Irak, renforcé dans ce pays l'implantation d'Al-Qaïda, puis ensuite permis la montée en puissance de Daech - a été la République islamique iranienne puisque celle-ci a augmenté considérablement sa "profondeur stratégique" dans les régions majoritairement chiites de l'Irak. Mais la leçon sur le rôle protecteur/sanctuarisant de l'arme atomique est plus que confirmée. Plus récemment, la guerre anglo-franco-américaine menée contre la Libye de Kadhafi en 2011 a conforté les dirigeants iraniens (mais aussi nord-coréen ou autres) dans cette idée assez fort réaliste d'ailleurs, que si Kadhafi n'avait pas renoncé à son programme d’armes de destruction massive (dont le nucléaire) dans les années 2000, son régime n'aurait peut-être pas été éradiqué... Kim Jong In l'a lui-même rappelé à maintes occasion pour justifier le maintien de son propre programme balistico-nucléaire militaire nord-coréen.

Les partisans de Téhéran avancent ainsi l'idée que le risque de voir la région s’embraser dans le scénario hypothétique d’un conflit opposant l’Iran aux Etats-Unis ou à Israël serait diminué par le principe de dissuasion nucléaire et du "pouvoir égalisateur de l'atome", c'est-à-dire du risque de « destruction mutuelle assurée » qu'aucun dirigeant aimant la vie terrestre et les plaisirs matériels ne voudrait courir. Cependant, ce cas de figure n’aurait bien entendu de sens que si l’Iran venait à disposer d’une capacité nucléaire suffisante pour pouvoir survivre et riposter à une première frappe d’un ennemi bien plus puissant.

Or si l’Iran parvenait à se doter in fine de l’arme atomique, sa capacité nucléaire et balistique demeurerait longtemps très loin de pouvoir rivaliser avec la force de frappe nucléaire et balistique d’Israël, et encore moins avec celle des États-Unis, première puissance militaire mondiale. Enfin, il est clair que le passage de la République islamique iranienne dans le camps restreint des puissances atomiques militaires pousserait inévitablement l’Arabie Saoudite, puissance rivale pour des raisons religieuses (clivage sunnisme-chiisme), géopolitiques (hégémonie régionale) et économiques (hydrocarbures et contrôle du Golfe arabo-persique), à accélérer sa course aux armements. Rappelons qu'en 2018, les dépenses militaires de l’État saoudien représentaient 8,8% du PIB de (59,6 milliards$), soit le quatrième budget militaire mondial après les États-Unis, la Chine et la Russie, et devant la Grande Bretagne ainsi que la France. Un programme motivé en grande partie par la crainte d’un conflit armé contre l’Iran, ennemi-concurrent chiite dans la course au leadership régional et islamique. Aussi, les Saoudiens ont déjà "préacheté" au Pakistan un programme militaire nucléaire livrable "clef en main" et qui pourrait être très vite opérationnel... La Turquie d'Erdogan serait elle-même tentée de procéder, en réaction, à pareil "rééquilibrage", et la prolifération nucléaire deviendrait un véritable cauchemar exponentiel.

Un régime totalitaire et expansionniste menaçant

Ce que ce les défenseurs d'un Iran doté du feu atomique omettent –volontairement, involontairement ou par naïveté - de mentionner, c’est la nature totalitaire et expansionniste du régime iranien, qui pose un problème indéniable pour l'ensemble de la région. Le problème n'est donc pas le peuple ou même le nationalisme iranien, mais sa nature totalitaire-expansionniste donc impériale. Selon Hannah Arendt, est totalitaire tout régime qui est : « international dans son organisation, universel dans sa visée idéologique, planétaire dans ses aspirations politiques ».

Avec Raymond Aaron, Karl Popper, Claude Polin ou encore Enzo Traverso, les grands analyses du phénomène totalitaire ont bien montré que le contrôle total de la société, des individus, des pensées, l'embrigadement de la jeunesse, la terreur comme système de gouvernement et l'expansionnisme belliqueux au nom d'une idée unique puis la soumission à un Parti omnipuissant et le culte d'un Chef, d'un Guide suprême, sont des marqueurs de totalitarisme. De ce point de vue, la République islamique iranienne semble cocher toutes les cases.

Les similitudes avec les deux régimes totalitaires décrits par Hannah Arendt –l’Allemagne nazie et l’Union Soviétique stalinienne - dans son ouvrage Les origines du Totalitarisme, ne manquent pas. La révolution de 1979 ne fut certes pas motivée par la lutte des classes ou le déterminisme racial, mais par une théocratie islamique néo-impériale dont la portée se veut tout aussi universelle et conquérante. Il est certes vrai, répliquent les pro-Téhéran, que l'islamisme totalitaire et le jihadisme mondial qui frappent les pays musulmans et l'Occident est très majoritairement sunnite-salafiste-wahhabite, c'est-à-dire totalement étranger au chiisme, théologiquement bien plus ouvert. Mais il ne faut pas oublier que l'Ayatollah Khomeiny a adapté le chiisme iranien à la pensée des Frères-musulmans et que la Révolution islamique iranienne de 1979 a inauguré et lancé la vague mondiale du totalitarisme islamiste révolutionnaire, belliqueux et anti-occidental. On retrouve chez le régime iranien d’autres caractéristiques du totalitarisme tels que l’usage de la propagande pour imposer une idéologie aux masses, la persécution des opposants politiques (l'Iran est à la seconde place annuelle après la Chine et devant l'Arabie saoudite en termes d'exécutions/pendaisons/lapidations), l’existence d’une police politique ou des mœurs, de milices privées liées au terrorisme (Pasdarans, légions Al-Qods, etc), ou encore le rôle du Guide suprême, en l’occurrence le « Rahbar » ou « Guide suprême de la révolution », actuellement l'Ayatollah Khamenei, successeur de Khomeiny et ennemi des "modérés" du régime.

À l’instar de l’Allemagne nazie, de l’URSS communiste, de la Chine néo-maoïste ou de la Corée du Nord, la République islamique iranienne possède des ambitions conquérantes et expansionnistes, et elle est d'ailleurs liée aux derniers régimes totalitaires rouges de la planète dans ses programmes balistiques et nucléaires militaires. Pour preuve de ces ambitions et de son expansionnisme régional belliciste, on peut citer le financement accordé par l’Iran au Hamas (estimé à environ 1 milliard de dollars par an), mais surtout au Hezbollah (5 milliards de dollars annuels). Les défenseurs du régime de Téhéran avancent un argument de poids en soutenant que c'est grâce à la Russie (aviation militaire) et aux milices pro-iraniennes chiites appuyées par Téhéran que le régime alaouite-laïque-nationaliste du clan de Bachar Al-Assad et du parti Baas, allié de poids de Téhéran dans la région, a pu faire face à l'assaut du jihadisme mondial sunnite salafiste (Al-Qaïda/Al-Nosra/Hayat Tahrir al-Sham, Ahrar al-Sham; et Daech, notamment).

On peut toutefois rétorquer que si le régime des Mollahs voulait prouver qu'il est capable d'être raisonnable, il ne poursuivrait pas son expansionnisme au Yémen (où les séparatistes houthistes chiites-zaïdistes n'ont rien à voir avec le chiisme iranien duodécimain et ne sont pas des alliés historiques des Perses), et encore moins à Gaza, terre arabe sunnite contrôlée d'une main de fer par les Frères-musulmans sunnites. Le "Hezbollah international" et les autres milices/bras armés extérieurs du régime des Mollahs, comme les brigades Al-Qods et autres légions chiites pilotées par le général Souleimani et ses Pasdarans, en Irak ou en Syrie, ont absorbé une grande partie des avoirs que Téhéran avait commencé à récupérer sous Barack Obama lorsque l'accord de 2015 sur le nucléaire iranien avait permis la levée d'une partie des sanctions économiques. La République islamique iranienne a raté une occasion unique de revenir dans le concert des nations: abandonner le Yémen et Gaza, se contenter de soutenir le régime d'Assad et le Hezbollah libanais sans en profiter pour menacer stérilement l'Arabie saoudite et Israël à leurs frontières. En voulant trop, en ne sachant pas limiter son champs d'actions, le régime des Mollahs risque à terme de tout perdre, comme tous les impérialismes-prédateurs dépourvus de limites adeptes de l'Ubris. Et le retour des sanctions économiques renforcées voulues par l'Administration Trump font très mal au régime et au peuple iranien, première victime des sanctions, comme pour tous les embargos d'ailleurs.

Refus d'être raisonnable ou certitude d'une non-réaction militaire occidentalo-israélienne?

Comme nous avons pu le voir, la dissuasion nucléaire et le risque d’une « destruction mutuelle assurée » devraient être un frein aux ambitions belliqueuses-expansionnistes du régime des Mollahs, néanmoins il est nécessaire de rappeler que les forces motrices derrière les phénomènes géopolitiques ne sont pas uniquement matérielles (ressources, puissance économique, capacités militaires), et rationnelles, mais aussi immatérielles, idéalistes (idéologies, doctrines religions etc), psychologiques ("guerre des représentations"), souvent irrationelles.