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Haut-Karabakh : la destinée douloureuse d’un peuple chrétien-martyre abandonné par les Occidentaux

Cette semaine, Alexandre del Valle s'est entretenu avec Tigrane Yégavian, chercheur au Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R), membre du comité de rédaction de la revue Conflits, spécialiste du Caucase, qui vient de faire paraître un ouvrage passionnant et très instructif sur la Géopolitique de l’Arménie*, particulièrement marqué par un réalisme et une grande lucidité sur les liens entre politique interne, géopolitique et diplomatie.



Tigrane Yégavian nous a donné des clefs de décryptage du conflit du Haut-Karabakh, qui a sévi un an avant la guerre ukrainienne et qui s'est conclu par la victoire des agresseurs turco-azéris en novembre 2020. Il nous explique aussi les liens qui peuvent établis entre les dossiers russo-ukrainien et azéro-turco-arménien, deux conflits de l'espace post-soviétique où le rôle de la Russie demeure souvent imprévisible, comme celui de la Turquie d'Erdogan et de la dictature pétro-gazière azérie, entre lesquelles les Arméniens du Caucase sont pris en tenailles, avec comme seul protecteur relatif mais récurrent, la Russie.




Avant d'aborder le thème du terrible conflit arménien qui a fait souvent couler du sang depuis les années 1990, sans même parler du terrible génocide des années 1896-2015, et sachant que vous établissez à plusieurs reprises des liens entre les deux théâtres dans votre livre, expliquez-nous en quoi la guerre en Ukraine va avoir un impact sur l’Arménie ?



Ayant scellé son destin à celui de la Russie, l’Arménie va se retrouver davantage fragilisée car elle ne dispose d’aucun levier, ni de moyens de diversifier ses alliances. La diplomatie arménienne a opté jusqu’à présent pour une attitude de prudence, affichant une neutralité totale afin de privilégier un règlement diplomatique. Le jour du déclenchement de la guerre (24 février 2022), on apprenait la démission du chef d’état- major de l’armée arménienne et la convocation à Moscou du ministère de la Défense. Cette guerre en Ukraine donne l’occasion à l’Azerbaïdjan de bomber le torse et de négocier des livraisons de gaz aux Européens en alternative à celui que la Russie ne livrera pas. L’Ukraine a choisi son camp, celui de l’OTAN et de la Turquie, mais aussi celui de l’Azerbaïdjan. Les Arméniens de leur côté, n’oublient pas que pendant la guerre de l’automne 2020, ce sont des bombes au phosphore made in Ukraine qui avaient causés des ravages auprès des soldats et des forêts de l’Artsakh...



Quid du Haut Karabakh et de sa population arménienne après la défaite de novembre 2020 face aux forces azéries ?


Entre 1994 et 2020 la république autoproclamée de l’Artsakh (ex Haut Karabagh) avait le contrôle sur environ 11500 km² de territoires incluant l’ancienne région autonome du Haut-Karabagh et les sept districts azerbaïdjanais qui formaient une zone tampon, une profondeur stratégique dans la perspective d’une monnaie d’échange en vue d’un règlement pacifique du conflit. Au terme de la guerre des 44 jours de l’automne 2020, les Arméniens ont dû céder la totalité des sept districts ainsi que les provinces de Hadrout et de Chouchi, bastion historique du Karabagh, aux forces azéries. Avec 2900 km² de territoires protégés par les forces russes de maintien de la paix, le Haut-Karabagh arménien se retrouve réduit à la portion congrue, il a perdu 75 % de son territoire. En dépit des nombreux défis sécuritaires causés par la nouvelle donne, malgré la politique de harcèlement des forces turco azéries visant à vider l’Artsakh de la population arménienne, la population artsakhiote s’est maintenue, à 80%, soit un peu plus de 100 000 habitants.



Ceux qui accusent Pachinian et la révolution de velours à l’arménienne qui a lieu en 2018 et qui a mis à mal l’allié et protecteur d’avoir contribué à affaiblir l’Arménie, à la diviser et à décevoir Moscou et donc de favoriser l’attaque azéro-turque exagèrent-ils?


Il faudrait nuancer ce propos à la lumière de nos connaissances établies. La défaite militaire de l’Arménie est la suite logique d’une défaite démographique et diplomatique, car Erevan n’ayant jamais reconnu l’indépendance de l’Artsakh, s’était retrouvée complètement isolée sur ce dossier. Nikol Pachinian et son équipe ne sont nullement responsables de 20 ans d’incurie et de captation des ressources au profit d’une minorité d’oligarques prédateurs et de dirigeants qui n’ont rien fait pour enrayer l’émigration massive (1,5 millions de personnes environ depuis 1991), qui a considérablement fragilisé le pays. Par contre, en aucun cas ils n’ont fait leur autocritique. Ils n’ont par exemple jamais remis en question leur incompétence et leur ignorance de la gravité des enjeux.


La conduite de Monsieur Pachinian au cours de la guerre des 44 jours puis après le cessez le feu du 9 novembre relève de la psychiatrie. Comment expliquer ses mensonges au cours de la guerre et les circonstances mystérieuses de la chute de Chouchi ? Pourquoi au lieu de restituer les dépouilles de soldats arméniens à leur famille, il a préféré les laisser pourrir dans des sacs poubelles dans des morgues non de fortune ?


Les déclarations de Nikol Pachinian en aout 2019 à Stepanakert déclarant que l’Artsakh c’est l’Arménie, ce que nul chef d’Etat arménien n’avait osé dire auparavant, suivi un an plus tard de ses propos sur le traité de Sèvres qui signait l’acte de mort de l’Empire ottoman en 1920, ont achevé de miner son crédit aux yeux de la communauté internationale qui s’était empressée de saluer sa « révolution de velours » de 2018, à dire vrai un « mouvement de désobéissance civique » qui a permis à l’homme fort du pays Serge Sarkissian de lui passer la « patate chaude » du Karabagh, persuadé qu’une agression azérie serait imminente. De son côté V. Poutine exècre tout pouvoir issu de la rue mais cela ne l’empêche pas de s’accommoder avec la jeune équipe au pouvoir, malgré les signaux envoyés par ses soutiens en Arménie, issus de « l’ancien régime ». Il faut aussi relire les détails du « plan Lavrov » concocté par la diplomatie russe pour comprendre que l’issue de cette guerre était inévitable puisque les Russes n’y étaient pas opposés. Si le Premier ministre Pachinian l’avait appliqué, il aurait épargné 5000 vies et la perte de portions du territoire de l’Artsakh arménien, en plus des sept districts entourant l’enclave.



Sachant que Moscou a vendu des armes aux Azéris dans le passé, que des intérêts lient la Russie à l’Azerbaïdjan et que la Russie a laissé les turco-azéris agresser les Arméniens du Karabakh et leur reprendre une partie de l’Artsakh, peut-on qualifier la position de la Russie vis à vis de son allié et protégé arménien d’ambiguë ?


La Russie considère l’Arménie comme un vassal a qui elle a épuisé toute souveraineté en échange de la sécurité de ses frontières avec la Turquie dans le cadre d’un accord qui remonte à 1992. Mais pas à la frontière de l’Azerbaïdjan ! comme en témoigne l’inefficacité du système de sécurité collective de l’OCTS lors de l’agression par l’armée azerbaidjanaise du territoire arménien à partir du printemps dernier. Je ne vois pas d’ambigüité si ce n’est une interrogation sur la ligne rouge fixée par le Kremlin pour empêcher que l’Arménie se retrouve rayée de la carte. Moscou qui s’inquiète à juste titre de l’entrisme turc dans le Caucase du Sud depuis 2020, fait tout pour ne pas s’aliéner l’Azerbaïdjan, pays avec lequel elle entretient des relations suivies. Les élites arméniennes sont en partie responsables de cette relation bancale. Elles se sont contentées de cet état de fait sans pouvoir desserrer l’étau russe avec des Occidentaux alignés sur un axe géostratégique allant de Washington à Islamabad en passant par Tel-Aviv, Ankara et Bakou. Erevan a perdu les leviers qu’elle pouvait compter à Moscou via une élite arménienne soviétique maîtrisant les codes du Kremlin. Erevan a manqué d’anticipation en ignorant les mutations d’un contexte géopolitique de plus en plus instable.



Vous écrivez p 95 de votre livre que les liens unissant l'Arménie et la Russie sont résumé par 3 mots : « gaz gonds guns », pouvez-vous développer ? La partie énergétique ne vient pas à l’esprit sachant que Turcs et Occidentaux ont toujours évité l’Arménie et préféré son voisin géorgien pour les tracés de gazoducs ?


Depuis le début de la décennie 2000 l’Arménie a cédé tout un pan de son secteur économique stratégique à la Russie. La Russie exporte son gaz et son armement à des prix préférentiels en l’échange d’une dépendance toujours plus accrue. Résultat, l’Arménie n’a pas pu diversifier ses approvisionnements énergétiques en provenance de l’Iran, pays voisin avec qui elle entretient des relations amicales. De plus les élites arméniennes ont commis l’erreur funeste de penser que se retrouver isolées des grands projets de gazoducs reliant l’Azerbaïdjan à l’Occident (Baku Tbilissi Ceyhan), serait compensé par l’aide de la diaspora. C’est oublier que la diplomatie ne rime pas avec le lobbying…



Puisque l’on parle du gaz, peut - on faire un lien entre la guerre dans le Caucase et celle autour de l’Ukraine ? Quel est le jeu turc dans l’affaire ukrainienne, pour le moins ambigu ?


Les Turcs ont des intérêts en Ukraine, plus particulièrement en Crimée où ils s’inquiètent du sort de la minorité turcophone. L’Arménie a reconnu l’annexion de la Crimée par la Fédération de Russie alors que l’Ukraine reconnaît l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan.Lors de la dernière guerre du Karabagh les bombes au phosphore utilisées par les Azéris et qui ont provoqué des ravages étaient importées d’Ukraine. Comme vous le savez, Turcs et Ukrainiens ont tous deux intérêts à se rapprocher pour faire face à l’expansionnisme russe dans la Mer Noire. Kiev et Ankara sont à présent liés par un partenariat géostratégique qui fait sens, dans la mesure où Erdogan qui vend ses drones bayraktar aux Ukrainiens dispose d’un levier supplémentaire sur les Russes avec qui il entretient une rivalité en Méditerranée orientale, dans le Caucase mais aussi en Afrique.



La Russie n’aurait-elle pas été dupée par Erdogan, vrai ennemi civilisationnel et stratégique et faux partenaire de réalpolitique ? Qu’il s’agisse du Caucase, où elle vient sur les plates-bandes russes, en Syrie du Nord, bien sûr de la Libye, sans oublier les drones turcs fabriqués ou livrés à Ukraine et qui peuvent être décisifs dans des batailles locales ?


Ces rivalités géostratégiques sont réelles mais ne souffrent pas l’hypothèse d’un choc de civilisation car Russes et Turcs ne sont pas dupes sur les intentions de chacun.

Erdogan et Poutine partagent une commune détestation de l’Occident et une volonté de débloquer les voies de communications dans le Caucase. Moscou voit dans Ankara un cheval de Troie au sein de l’OTAN, d’où son empressement à lui vendre les systèmes de défense S400.


Par ailleurs, un schéma d’interdépendance lie les deux économies (tourisme, agro-alimentaire, nucléaire…). La question qu’il faut se poser est jusqu’à quelle enseigne V. Poutine peut s’imposer, sachant que R.T. Erdogan a pour habitude de transgresser les lignes rouges, jouer sur la division des occidentaux et retourner un rapport de force au départ défavorable. Au Karabakh il est certain que les Russes ont eu maille à partir pour freiner l’expansionnisme turc. N’oubliez pas les Russes craignent une tentative de déstabilisation via l’instrumentalisation des quelques dizaines de millions de musulmans de Russie qui font l’objet de toutes les attentions d’Ankara.


Dans votre ouvrage, vous prenez une distance avec la diaspora arménienne de France en montrant sa compréhension, souvent faussée, de l’Arménie souveraine, mais l’Arménie pourrait-elle survivre sans sa grande diaspora ?


Je suis d’avis que depuis 1991 la République d’Arménie n’a pas encore jeté les bases d’une relation saine et solide avec sa Diaspora sur la base d’un partenariat gagnant-gagnant. Bien au contraire, elle a préféré se contenter d’entretenir une relation de bon voisinage, percevant celle-ci comme une vache à lait et la diaspora est coupable de n’avoir pas pu assainir le pays, mais en avait-elle les moyens seulement ? L’Arménie a été reléguée à une destination touristique, une terre de mission pour humanitaires et évangélistes de tous poils et rien ou presque n’a été entrepris pour renforcer cet Etat et de défendre la cause de l’Artsakh. Au lieu de cela, l’accent a été mis sur la reconnaissance internationale du génocide, sur le « tout mémoriel ».


Or, si l’Arménie ne peut compter sur un partenariat d’égal à égal avec son protecteur russe, il lui faut réinventer sa relation avec une diaspora numériquement trois fois plus importante, et dont seule une infime portion de son immense potentiel est exploitée. La tentative par le ministère de la Diaspora, mis en place en 2008, de contrôler les principales structures communautaires a échoué. La nouvelle administration à Erevan a tenté de moderniser le logiciel et impulser une nouvelle dynamique dans les relations pan arméniennes. Pour l’heure elle se heurte à des contraintes budgétaires et à une méconnaissance des enjeux diasporiques.