Comment le G5 Sahel tente d'endiguer la progression du jihadisme dans l'Afrique de l'Oue
Dimanche dernier, le président Emmanuel Macron a décidé de porter à 600 le nombre de troupes supplémentaires au Sahel allouées à l’opération Barkhane, soit bien plus que le renfort de 220 soldats initialement annoncés en janvier dernier lors du sommet de Pau avec les pays-membres du G5 Sahel (Mali, Burkina-Faso, Niger, Tchad et Mauritanie). L'idée est de déployer ces renforts dans la zone des "trois frontières" reliant le Mali, le Burkina et le Niger, puis au sein des forces du G5 Sahel. Cette décision s'inscrit dans le contexte d'expansion des groupes jihadistes qui multiplient les attaques terroristes et incursions dans cette région extrêmement stratégique pour la France qui exploite d'importants gisements d'uranium (Niger/Areva). Pour y voir plus clair, Alexandre del Valle s'est entretenu avec un des meilleurs experts du Mali et du jihadisme en Afrique, Drissa Kanambaye, qui partage son temps entre son activité de recherche à l'Université Catholique de Louvain (UCL) et de longs séjours réguliers dans les zones les plus sismiques du Mali où il a rencontré la plupart des acteurs des différents camps opposés.

Il est clair que si cet effort militaire français est le bienvenu, les 5100 hommes de l'Opération Barkhane désormais présent dans la zone Sahélienne (aussi vaste que l'Europe!) ne pourront venir à bout du fléau islamiste-jihadiste qui déstabilise les Etats du Sahel et nombre d'autres Etats africains et qui commence à menacer le Cameroun, le Bénin et même la Côte d'Ivoire que l'on croyait jusqu'à peu épargnés. La France ne peut plus se battre seule dans cette zone et la part prise par les autres pays européens est aussi ridicule qu'est importante celle des Etats-Unis qui hésitent à rester. Au Mali, la France ne pourra pas à elle seule juguler la progression toujours plus au centre et au sud des groupes islamo-terroristes jadis cantonnés au Nord, progression qui gagne de plus en plus l'Etat très fragile du Burkina Faso. Les partenaires européens et l'OTAN doivent comprendre que si le maillon du Mali tombait, cela provoquerait un effet boule de neige au Burkina Faso ou autres pays aux armées sous-équipées et sous-préparées comme le Bénin ou le Niger, le Tchad faisant ici office de maillon fort. Par ailleurs, la montée de l'islamisme radical, pas seulement jihadiste, mais aussi étatique et "officiel", est un mouvement de fond qui n'est encore qu'à ses débuts dans cette partie du monde. Et il accompagne un autre mouvement de fond qu'est la migration vers le sud de nomades musulmans justifiant le pillage des terres des sédentaires du sud par la nostalgie des grands émirats islamiques peuls du passé comme l'empire Massina. Face à ce fléau, la France, qui est venue au secours de l'Etat malien en janvier 2013 (opération Serval) avec l'aval de l'ensemble des pays de la zone, semble de moins en moins légitime aux yeux de nombreux Maliens notamment qui vont même jusqu'à demander son départ. Ils voient notamment dans l'interdiction de l'accès de l'armée malienne au Nord (Kidal) par l'armée française (qui y a scellé un accord avec les séparatistes de l'Azawad) un relent "colonialisme". Nombre de jeunes Maliens déçus de l'opération Barkhane crient même dans des manifestations "plutôt les russes que les français"...
Alexandre del Valle : Drissa Kanambaye, vous revenez du théâtre d'opération malien où vous êtes en contact avec le gouvernement mais aussi nombre de groupes d'auto-défense dogons et peulhs, pourquoi le conflit au Mali, qui a commencé avec l'offensive des Séparatistes de l'Azawad au Nord alliés à des jihadistes se déplace-t-il maintenant vers le centre et le Sud ?
Drissa Kanambaye : Dans l’imaginaire général des Maliens, le conflit qui déchire leur pays depuis 2012 ne peut être dissocié de l’assassinat du guide libyen Mouammar Kadhafi par l’Occident et de la désagrégation de son pays qui s’est transformé, au fil du temps, en marché d’armes et munitions et en camp d’entrainement pour tous les criminels du monde. Logiquement, ce sont quelques démons échappés de la boîte de Pandore ouverte en Libye qui ont élu domicile au Mali. Si l’on ne peut ignorer l’effet multiplicateur et aggravateur du chaos libyen sur le Mali, cela ne devrait pourtant pas expliquer à lui tout seul l’état catastrophique dans lequel le pays se trouve actuellement.
En réalité, le conflit au Mali n’a pas commencé en 2012 comme beaucoup le laissent croire. Il y a eu un processus de délitement de l’Etat malien sur 20 ans au moins. Quand le général Moussa Traoré et la soldatesque ont renversé le Président Modibo Keita en 1968, le pays connaitra une sanglante dictature militaire qui durera 23 ans. Il faut attendre que le vent de l’Est souffle pour qu’un grand soulèvement populaire balaye les militaires du pouvoir en mars 1991. Depuis lors, il est ancré dans le subconscient d’une frange importante de Maliens que le problème de leur pays est l’armée, autrement dit son irruption sur la scène politique et sa mainmise sur les secteurs vitaux de l’économie. Ainsi donc naquit un sentiment anti-militaire au sein du corps social exacerbé par le massacre de populations civiles en mars 2011.
Depuis la Révolution du 26 Mars, l’Armée malienne a eu du mal à se remettre de son traumatisme qui s’est accentué par la méfiance du régime ADEMA à son égard d’une part, et les réformes inappropriées auxquelles elle a du se soumettre de la part des institutions de Bretton Woods d’autre part. L’état de délabrement avancé des camps militaires, le pourrissement du matériel militaire, son non-renouvellement et les ajustements structurels imposés par le FMI et la Banque Mondiale ont achevé de saper le moral de la Grande Muette malgré des efforts notables consentis par les autorités politiques pour la remettre à niveau.
L’observateur moyen n’est donc pas surpris face à l’effondrement de l’armée en 2012 et l’occupation fulgurante des 2/3 du pays par les forces du mal. Un élément particulièrement inquiétant qu’il sied de souligner dans ce tableau est la militarisation progressive de la société civile dans les régions du Nord. En effet, quand les djihadistes occupants ont été vaincus - du moins leur progression stoppée grâce à l’opération Serval -, leurs supplétifs n’ont pas été démilitarisés. Pis, ils ont continué à étoffer leur niveau d’équipement et à se doter d’une redoutable capacité de nuisance qui met à mal le pouvoir central.
Un autre élément important pour appréhender le conflit est la position du Mali qui se trouve au cœur de la sphère musulmane majoritaire du continent. Du nord au sud, le pays est entre l’Afrique du Nord, le golfe de Guinée et le Nigéria ; Ouest en Est, il est situé entre l’Atlantique et la Mer rouge. Cette position fait du Mali une voie de passage incontournable, une terre de jonction entre plusieurs régions convoitées par les terroristes et narcotrafiquants.
Les islamo-terroristes et djihadistes ont un projet maléfique pour le Mali qui se trouve malheureusement dans un champ de confrontation qui dépasse largement la dimension nationale. Un exemple concret souligné par l’ex-premier ministre en dit long : « Quand il y a eu l’événement du 1er janvier (massacre de Koulogon), El mourabitoune a fait parler un porte-parole saoudien qui parle en Arabe. Cela veut dire qu’au-delà des acteurs nationaux qui nous agressent, les ennemis de la paix sont dans un champ de confrontation globale. Si une partie des dirigeants ne comprend pas qu’opposer les communautés les unes aux autres, fait partie de la stratégie globale des terroristes, la situation est difficile à gérer. Ce que ces groupes visent est simple et clair :
-Détruire les états nations, -Détruire les institutions démocratiques et républicaines, -Détruire la cohésion sur laquelle se reposent nos sociétés, avec ce qu’il y a de voisinage, de tolérance religieuse. »
C’est donc fort logiquement que le conflit se déplace progressivement du Nord vers le Centre et que cette situation apocalyptique, qui était plutôt concentrée au départ dans les régions nord du Mali, s’y installe durablement en procédant par des assassinats ciblés de personnalités connues et reconnues. Ce que les autorités ont considéré au départ comme un feu de paille s’est transformé inexorablement, au gré des évènements, en un inextinguible feu de brousse.
ADV: Quels sont les principaux protagonistes locaux et externes de cette islamisation/jihadisation du Mali?
DK : A l’origine, il y a l’épiphénomène Hamadoun KOUFFA, un piètre prêcheur qui se déplaçait à moto dans plusieurs localités du Centre du Mali pour répandre le message d’un Islam salafiste. Allié à Iyad Ag Ghali, lui-même à la confluence de plusieurs courants salafistes, KOUFFA s’est mué en redoutable djihadiste déterminé à recréer, au besoin par la terreur, l’éphémère royaume du Macina (43 ans de vie sous Sékou Amadou – XIXème siècle) et faire de cette zone un Califat aux bottes du JNIM (Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans) et d'Al-Qaïda. Kouffa et ses sbires sont connus pour s’attaquer à l’Armée, aux autres symboles de l’Etat malien, aux chefs traditionnels et religieux, ainsi que toutes personnes opposées à leur vision d’un Islam rigoriste.
La violence qu’ils ont entretenue sur le terrain a eu comme conséquence le rétrécissement voire le retrait des démembrements de l’Etat, abandonnant les communautés à leur triste sort. En octobre 2016, Théodore Somboro, qui dirigeait à l’époque la société des chasseurs dogons, a été sauvagement assassiné. D’autres leaders respectés du Pays Dogon subiront le même sort funeste. Ces assassinats ciblés vont motiver les chasseurs de la contrée à se constituer en groupe d’autodéfense. Ainsi naquit le mouvement Dan Na Amassagou pour combler le vide laissé par l’Etat.
Dans leur folie meurtrière, les hommes de KOUFFA vont assassiner plusieurs dignitaires peulhs qui avaient opposé une fin de non recevoir à leur injonction. Echaudés par ces assassinats, pillages et violences gratuites, les membres de la communauté peulhe a donc également créé sa milice « ASS » (Alliance pour le Salut du Sahel). Depuis, chacun protège et défend sa communauté contre les terroristes. Dans un tel contexte, il suffit de peu pour que des communautés que tout lie s’entredéchirent. Les années 2018 et 2019 ont malheureusement eu leur lot de villages incendiés, de populations massacrées sans discernement, de bétail emporté et surtout de rupture de confiance entre les communautés.
Paradoxalement, les djihadistes peinent à s’implanter dans le Centre et à y imposer leurs règles totalitaires dignes des dictatures les plus sinistres, même s’ils réussissent à poser les jalons d’une fissure importante entre les communautés qui ont en partage cet espace spécifique. Ils opèrent depuis la zone du Macina et les jeunes qu’ils ont formés sur place leur servent de relais en devenant de véritables bandits armés : vol de bétails, enlèvement contre rançon, braquages de villages suivis de torture, assassinats, violences sexuelles, vol de céréales, de motos, incendies volontaires, etc. Cette situation désastreuse contribue à intensifier les attaques et les représailles, mettant dos à dos les deux principales communautés habitants la zone : les Dogons et les Peulhs.
Ce qu’il faut regretter et dénoncer avec véhémence, c’est le manque de lucidité de certains dirigeants et leur mauvaise appréciation de la situation générale au centre du pays. Ainsi, au lieu de chercher à éteindre le brasier, des intellectuels, des parlementaires, des manipulateurs professionnels, des sangsues et autres pêcheurs en eaux troubles ont pactisé, au su et au vu de tous, avec le Diable. Ce faisant, ces habiles marionnettistes tirent les ficelles de ce que les adeptes des raccourcis ont tôt fait de désigner par conflit ethnique. C’est la pire idiotie qu’il me soit donné d’entendre depuis que je suis sur cette terre des hommes.
Leurs sordides manœuvres rappellent une certaine Blitzkrieg expérimentée par les nazis au siècle dernier et, bien avant ces derniers, par un certain Samory Touré qui ne voulait laisser aucune possibilité aux colonnes du capitaine Gouraud de le marquer à la culotte.
Qu’il soit dit à haute et intelligible voix que les intellectuels et autres notabilités sur lesquels on pouvait logiquement compter ont été, pour l’essentiel, des traîtres à la cause du vivre ensemble et de la convivialité qui constituent le ciment de la nation malienne.
ADV : Pourquoi les religieux politisés islamistes sont-ils devenus si puissants partout au Mali y compris à Bamako ?
DK : Le Mali est un pays marqué au fer rouge par la mauvaise gouvernance, la corruption, l’analphabétisme, le fatalisme et surtout le manque de perspective qui prospère au sein de la jeunesse. Dans ce contexte, ceux qui se prennent pour les représentants du bon Dieu sur terre, et qui ont le talent de distribuer le paradis et ou l’enfer, deviennent le dernier refuge du pauvre désemparé, sans repère. Usant et abusant de la naïveté d’hommes et de femmes auxquels la nature n’aura pas trop souri, une clique de religieux, parés des habits des princes d’Arabie, n’ont aucun scrupule à leur vendre de l’illusion.
« De toutes les façons, vous êtes pauvres. Pauvres parce que l’Etat vous a abandonnés. Pauvres parce que vos dus sont détournés par le pouvoir. Vous pouvez constater que les enseignants sont en grève illimitée. Ce sont vos enfants les vrais perdants parce que les riches et les dirigeants envoient leurs enfants étudier à l’extérieur, etc. Par contre, si vous acceptez de nous suivre, vous irez certainement au paradis. » Goebbels, au faîte de son art, n’aurait pas fait mieux.
Historiquement, l’islamisme récent tire ses origines de la chute de la dictature militaire. En effet, certains leaders politiques peu populaires ou en manque d’inspiration se sont fortement rapprochés des religieux. Ils ont été aidés et financés par des ressources venues du Golfe ; en lieu et place de projet de société, ils distribuent des espèces sonnantes et trébuchantes et ont allègrement constitué un réservoir d’obligés. Forts de leur aura naissante, ces tenants d’un islam politique se sont affichés sans complexe lors des joutes électorales et, mieux, ont servi de marchepied aux démocrates pour accéder au pouvoir. Adoubés par les politiques et parfois craints, les islamistes se sont totalement décomplexés ; à plusieurs reprises, ils ont apporté la preuve qu’ils pouvaient s’affranchir de la tutelle de leurs alliés, et mieux, qu’ils pouvaient les affaiblir. En s’acoquinant avec les religieux, les politiques ont oublié une règle d’or : la séparation du pouvoir politique et religieux. Actuellement, forts d’une foule qui les suit de façon aveugle, les pseudo-hommes de Dieu n’ont aucun mal à dicter leur loi aux politiques.
La mainmise des islamistes se vérifie à travers la construction sauvage de mosquées à tous les coins de rue sur financement de pays arabes. Même les villages les plus ancrés dans les valeurs ancestrales n’échappent plus à l’influence de l’islam rigoriste. L’architecture, même inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO n’est pas épargnée par la prolifération des maisons de « Dieu », pendant que ces mêmes villages, les populations meurent de soif et de faim.
ADV: On parle toujours des salafistes jihadistes au Mali mais on oublie souvent de mentionner le salafisme officiel qui a pignon sur rue également dans la capitale du Mali et au niveau de l'Etat ... Quid du fameux Imam Dicko par exemple?
DK : Pionnier du Wahhabisme au Mali et comme l’appellent ces nombreux fans « le très respecté imam Mahamoud Dicko » est un chef religieux (salafiste-wahhabite, ndlr) formé en Mauritanie et en Arabie saoudite. Il a présidé pendant plusieurs années le Haut Conseil Islamique du Mali (HCIM). Il a entrainé des milliers d’adeptes, tous acquis à sa cause. Fort de son influence, il a réussi à faire reculer l’ex-président Amadou Toumani Touré sur un projet de loi sur la réforme du code de la famille en 2009.
Plus tard, en 2018 il remplit le stade du 26 mars (entre 60 et 100 000 personnes) et fit annuler un projet de manuel d’éducation sexuelle. Dans la même logique, il a fait plier le Président actuel et poussé son premier ministre, Soumeylou Boubeye Maïga, à la démission. Pour cause, ce dernier les a traités « d’acteurs hybr