Du Caucase à l’Afrique, de Libye en Azerbaïdjan : les nouveaux fronts stratégiques d’Erdogan
Depuis deux semaines, le président de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliev a lancé une offensive militaire contre la petite république du Haut Karabakh, peuplée à 100% d’Arméniens chrétiens. Des tirs d’artillerie azéris ont pilonné les civils dans les villages autour de Stepanakert. Erevan a riposté et a déclaré l’état d’urgence tout en interpellant en vain le conseil de sécurité́ de l’ONU. La France est le seul pays européen à avoir réellement réagi, comme elle l'a fait peu avant pour défendre les intérêts de la Grèce, de la République de Chypre et de l'UE elle-même en Méditerranée et en Libye face à l'expansionnisme turc de plus en plus belliciste. Et la Russie tarde à réagir comme sa vocation de protectrice du peuple arménien devrait pourtant l'obliger moralement et géopolitiquement. Alexandre del Valle replace le drame des Arméniens, pris en sandwich entre deux ennemis héréditaires depuis le génocide arménien de 1915, dans le contexte global de montée de renaissance de deux idéologies néo-impérialistes et conquérantes, l'islamisme néo-ottoman et le panturquisme, qui menacent en fait autant l'UE et les pays arabes (très inquiets) que les victimes les plus directes des Turcs, Grecs et Arméniens.

Le conflit entre le peuple arménien d'une part et le tandem turco-azéri, de l'autre, ne date pas d'hier. La crise remonte à̀ l'époque où le Haut Karabakh (arménien depuis deux mille ans à 98 %), entra en conflit avec les voisins azéris (ou "Tatars de Crimée"), entre 1905 et 1906, ce qui précéda le génocide des Arméniens du territoire ottoman en 1915, haut Karabakh compris. Plus tard, pendant la période de l’Union soviétique, le parti communiste réprima tout sentiment national arménien dans le Nagorny-Karabakh que Staline rattacha en 1921 à la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan, quant à elle peuplée de musulmans et historiquement très distincte et antagoniste, car héritière des envahisseurs turco-tatars qui soumirent à leur joug durant des siècles les populations chrétiennes du Caucase, d'Europe orientale et d'Asie centrale, Russie comprise. Dès lors, les Arméniens du Haut Karabakh ont subi des déplacements de population organisés par Bakou.
En 1988, soit un an avant la chute du mur de Berlin, les Arméniens du Nagorny-Karabakh réclamèrent tout naturellement le rattachement de leur territoire à la République soviétique d’Arménie. C’est en réponse à cette revendication que les Azéris massacrèrent des Arméniens à Bakou, Sumgaït et Kirovabad, avec des actes de barbarie répertoriés (femmes enceintes agressées, fillettes violées sous les yeux de leurs parents, croix arméniennes marquées au fer rouge sur le dos des victimes, etc). En 1991, le Haut Karabakh proclama donc son indépendance, comme tant d'autres républiques de l'ex-URSS, presque en, même temps que celle de l’Azerbaïdjan. En 1993, les forces arméniennes reprirent le contrôle de régions d’où̀ partaient les bombes azéries contre les civils du Haut Karabakh, chassant les Azéris sans faire de massacres, ce qui amena l’Azerbaïdjan à demander le cessez-le-feu en 1994.
Les négociations ont été placées depuis cette étape sous le contrôle du groupe de Minsk, coprésidé par les Etats-Unis, la Russie et la France. Deux principes contradictoires s'opposent : d’une part le droit des nations à l’autodétermination, et, d’autre part, le respect des frontières héritées de la période soviétique (discutable). Depuis lors, l'Azerbaïdjan revanchard n'a cessé d'augmenter ses dépenses militaires grâce à la manne pétro-gazière azérie, en vue d'une reprise "définitive" du Haut-Karabakh et de l'élimination de toute présence arménienne dans cette république autonome. Une tâche obsessionnelle pour l'autocrate en place à Bakou, Ilham Aliev, que l’arrivée au pouvoir d’Erdogan depuis 2002 n'a cessé d'encourager dans ses pires penchants bellicistes. En réalité, Erdogan comme Aliev flattent leurs peuples par un nationalisme néo-ottoman et panturquiste qui rappelle la geste des ultra-nationalistes Jeunes Turcs, auteurs du génocide arménien de 1915, lesquels voulaient déjà, comme Erdogan et son homologue azéri, relier territorialement l’Azerbaïdjan et la Turquie en reconquérant le Haut-Karabakh et en espérant, s'ils gagnent la guerre, réaliser la jonction entre les peuples frères turcophones d'Azerbaïdjan et de Turquie via l'enclave azerbaïdjanaise du Nakhitchevan et un petit bout de terre d'Arménie qui pourrait être conquise dans une prochaine étape, bref en détruisant l'Arménie. Celle-ci se bat par conséquent pour sa survie même, contrairement aux Azéris plus nombreux mais moins motivés, d'où l'envoi de mercenaires jihadistes syriens pro-turcs..
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La Turquie d'Erdogan met de l'huile sur le feu: l'envoi des jihadistes syriens dans le Haut-Karabakh
La Turquie redevenue impériale, à la fois islamiste et panturquiste, encourage depuis des années déjà l’Azerbaïdjan à reconquérir « ses terres occupées ». Plus radical encore que tous ses prédécesseurs, Erdogan n'a pas arrêté de jeter de l'huile sur le feu, en appelant les "frères turcs azéris à reprendre chaque centimètre de la province" disputée. C'est d'ailleurs sous son influence que le pouvoir de Bakou s'en est pris, comme Erdogan récemment, à la France de Macron accusée de "stigmatiser les musulmans par son discours sur le séparatisme islamique », en représailles à la défense par Paris des Arméniens, des Grecs et des Chypriotes, pris pour cibles de la Turquie.
D'un antagonisme essentiellement ethno-territorial, le conflit azéro-arménien du Karabakh prend donc de plus en plus, comme l'a voulu le néo-Sultan Erdogan, une connotation de (re)conquête religieuse islamique contre les chrétiens autochtones "infidèles" du Nagorny-Karabakh. Certes, les Azéris, globalement biens moins islamiques que leurs "frères" ethniques turcs, dont ils parlent une langue très proche, sont chiites, mais le très sunnite Erdogan compte justement dépasser cette différence au nom du panturquisme racialiste, une idéologie qui parle au coeur des nationalistes azéris depuis plus d'un siècle, lorsque Turcs et Azéris participèrent ensemble au génocide des populations arméniennes et syriaques d'Anatolie et d'Azerbaïdjan en vue d'unir les Frères turcophones séparés par l'obstacle ethno-religieux et géographique arménien.
D'après certains analystes, la rhétorique belliciste d'Ankara est aussi un moyen pour Erdogan - lequel a dû composer avec Vladimir Poutine en Syrie en renonçant à son objectif de renverser Assad - de distraire son opinion publique et de faire ainsi oublier qu'Ankara travaille de façon moins glorieuse avec l'Iran et la Russie. Ces derniers ont en effet vaincu les rebelles syriens islamistes-sunnites anti-Assad, désormais cantonnés dans le réduit sous supervision turque d'Idlib-Afrin dans le nord-ouest de la Syrie. Cela permet aussi au Grand Turc de détourner l'attention des problèmes économiques de son pays et de recruter davantage de réfugiés syriens désœuvrés pour servir de "proxys" de l'armée turque dans diverses zones de conflit. Cet activisme tous azimuts s'auto-légitime au nom d'une cause religieuse panislamiste-panturquiste sur lesquelles prospère le parti au pouvoir à Ankara, l'AKP (parti de la Justice et du Développement), et dont l'allié électoral stratégique depuis 2016 est le parti d'extrême-droite panturquiste MHP, fanatiquement arménophobe et anti-kurde.
Les jihadistes internationaux de la Turquie d'Erdogan
Dans le cadre de l'aide à "l'Etat frère azéri, la Turquie achemine des avions et, depuis trois semaines, des milliers de jihadistes exfiltrés de Syrie et de Libye. Ces combattants islamistes, souvent d'ex-jihadistes d'Al-Qaïda ou Daech, ont déjà été utilisés auparavant par Ankara et l'agence de mercenaires islamistes SADAT (du général Adnan Tanriverdi, proche d'Erdogan) contre les loyalistes pro-Bachar al-Assad et les Kurdes en Syrie puis, plus récemment, en Lybie contre les forces anti-islamistes et nationalistes du maréchal Khalifa Haftar, quant à lui soutenu par les Émirats, la Russie, l'Egypte et la France.
Erdogan justifie son activisme néo-colonial ottoman en se faisant passer pour un "protecteur des musulmans" et en utilisant une terminologie donnant l’impression qu’il lutte pour une cause «islamique» à chaque fois qu'il s'en prend verbalement à Israël, que son armée menace la République de Chypre ou la Grèce en Méditerranée (en fait pour s'emparer du gaz off-shore grec), ou que ses "proxys" islamistes/jihadistes recrutés en Syrie sévissent contre les Kurdes syriens ou irakiens ou réalisent les basses-oeuvres de l'armée turque en Libye, au profit du régime pro-Ankara et Frère-musulman de Tripoli. En réalité, il est assez étonnant que l'on ait pas parlé plus tôt de l'action de formation, recrutement et exfiltration de jihadistes internationaux par l'agence de mercenaires turque SADAT (dirigée par un général islamiste proche d'Erdogan), alors que ses équivalents américain, Black Water, et russe, Wagner, n'ont cessé d'être la cible des critiques dans les médias d'Occident.
D'évidence, pour Recep Tayyip Erdogan, les jihadistes syriens, qui seraient passés en deux semaines de 1000 à près de 4000 à l'assaut du Haut-Karabakh arménien, constituent un moyen efficace pour faire endosser par des forces "irrégulières" des crimes contre l'humanité, et qui pourraient être abandonnées une fois le travail terminé. Des rapports récents des Nations Unies ont d'ailleurs clairement dénoncé la violation par la Turquie de l'embargo sur la Libye et les crimes graves commis par les jihadistes enrôlés par la Turquie, y compris l'utilisation d'enfants-soldats en Syrie et en Libye.
Les buts d'Erdogan en Libye, en Afrique et au Proche-Orient
D'après Dr Abdelrahim Ali, président du Centre d'Etudes du Moyen-Orient (CEMO), député égyptien et rédacteur en chef d’al-Bawwaba News, expert reconnu des Frères musulmans et de la Turquie*, on ne peut "séparer ces ingérences turques au Moyen-Orient, en Méditerranée ou dans le Caucase arménien du rêve d’Erdogan de récupérer les territoires de l’empire ottoman en utilisant les groupes de l’islam politique et en particulier le groupe des Frères musulmans et l’organisation Daech (...), et nous ne pouvons séparer ces ingérences de la tentative d’Erdogan de créer par le biais du « Mili Gorüs » (Brigades d’Erdogan en Europe) des communautés turco-musulmanes européennes totalement inféodées à lui et au Parti de la justice et du développement au pouvoir à Ankara, puis de les pousser à ne pas s’intégrer à ces sociétés occidentales d'accueil, ceci pour servir son rêve malade de fracturer ces pays par le séparatisme".
D'après Abdelrahim Ali, qui expose ici un point de vue arabe et égyptien souverainiste qui montre que les pays chrétiens du sud de l'Europe ne sont pas les seuls à s'inquiéter de l'hégémonisme turco-ottoman, le total des mercenaires syriens arrivés à l’ouest de la Libye aurait déjà atteint 12000, dont 400 enfants de moins de 18 ans pour un salaire de 2000 dollars, et des indemnités de 50000 dollars pour les blessés et 100000 pour les familles des morts. Erdogan aurait d'ailleurs déployé selon le président du CEMO un système de défense aérien de type Hawk dans la base d’al-Watiya, à l’ouest de la Libye et Ankara aurait déjà vendu plus de cent drones aux milices du gouvernement pro-frère-musulman (GNA) de Tripoli de Fayez al-Sarraj. Quant à la ville de Misrata, elle demeure stratégique dans le cadre de la collaboration entre les forces du GNA de Sarraj, les milices islamistes de Misrata qui le défendent, et la Turquie d'Erdogan et ses proxys jihadistes syriens. Rappelons que la Libye demeure quadrillée localement par des tribus et des clans eux-mêmes souvent liés à des groupes islamistes radicaux dont certains sont proches de la Turquie pour des raisons clientélistes, religieuses, économiques mais aussi ethniques. Erdogan ne rate d'ailleurs jamais une occasion de justifier son néo-colonialisme militarisé en Syrie, en Irak, à Chypre, en Libye ou maintenant dans le Caucase (Haut-Karabakh) par la "défense des minorités turkmènes ou ex-ottomanes opprimées. D'où son rappel constant que l'ouest de la Libye abriterait des descendants de Turcs-ottomans "opprimés" et donc à défendre. Le clan des Sgoutri, qui appartiennent à l'une des factions islamistes les plus radicales de Misrata, fait d'ailleurs partie de ces tribus sur lesquelles s'appuie Ankara.
Rappelons que le parti Emaar, qui a porté́ Mahmoud Sgoutri à la municipalité́ de Misrata, bénéficie d'ailleurs du soutien du grand mufti de Libye, Sadok al-Ghariani. Un papier intéressant paru dans Africa Intelligence du 26 juin dernier a rappelé que son frère, Mohsen Mohamed Sgoutri, a tenu son premier conseil d'administration le 24 septembre dernier en tant que président de la Misrata Free Zone (MFZ). Les frères Sgoutri ont d'ailleurs toute la sympathie de l'ex-leader du Groupe islamique combattant libyen (GICL), Abdelhakim Belhadj, ancien membre d'Al-Qaïda en Irak, "réhabilité" par Nicolas Sarkozy en 2011, devenu "gouverneur militaire" de Tripoli mais aussi milliardaire grâce aux juteux trafics de clandestins, mais protégé par ses parrains du Qatar et de Turquie, où il séjourne régulièrement.
La montée en puissance du clan de Sgoutri est appuyée par Ankara qui escompte ainsi faciliter les projets expa