[Del Valle] Le terrible bilan de dix ans de chaos syrien
A l'occasion des 10 ans de la guerre civile en Syrie, qui a débuté en mars 2011 dans la foulée d'un "printemps arabe" — vite devenu un "hiver islamiste" —, et qui a fait 380 000 morts (dont 116 000 civils parmi lesquels 22 000 enfants), Alexandre del Valle a voulu faire le point avec la Présidente de la plateforme d’Astana et anthropologue syrienne en exil, Randa Kassis.
Randa Kassis, présidente du Mouvement pour une société pluraliste (qui rassemble des laïcs, des chrétiens, des kurdes, des alaouites, des sunnites, des minorités ethniques, confessionnelles et idéologiques), n'est pas une opposante syrienne comme une autre. Anti-islamiste autant qu'opposé à Bachar al-Assad, démocrate mais réaliste et adepte d'une géopolitique pragmatique, elle a participé à maints pourparlers de Genève en tant que présidente de la plate-forme Astana et autres négociations inter-syriennes, et a toujours gardé son indépendance tout en faisant la navette entre Genève, Moscou, Ankara, Astana et Paris.
Son action de diplomatie parallèle et son aura politique et intellectuelle dépasse même le cadre syrien. Outre la défense des minorités dans le monde arabe et des femmes, ses initiatives et écrits ont parfois inspiré la diplomatie russe et les Nations Unies, notamment les pourparlers d'Astana, qui ont permis d'asseoir pour la première fois autour d'une même table toutes les forces syriennes sans exclusion. Déçue par l'étroitesse d'esprit et le manque de vision des Occidentaux, très critique vis-à-vis des forces islamistes et de la Turquie d'Erdogan, Randa Kassis ne désespère pas de mettre sur pied un projet de nouvelle constitution pour la Syrie, clef d'un retour à un pluralisme dans le cadre d'un processus de démocratisation inclusif qui se veut progressif. Certaine que la pérennité de Bachar al Assad à la tête de la Syrie est en soi un problème, elle ne commet pas l'erreur de tant d'opposants consistant à en faire un préalable irréaliste et contre-productif. En 2017, déjà, avant les Nations Unies, elle avait souligné l'importance de créer un Comité constitutionnel afin de faciliter le processus de paix. Décidée à poursuivre le combat, Randa Kassis, qui est également cofondatrice de la fondation AD-HOC, basée à Londres, qui réunit des militants laïques et des écrivains musulmans du monde entier comme le célèbre poète Adunis, l'essayiste laïque Waleed Al-Husseini, Kacem El-Ghazali ou Ayman Ghoujal, a voulu faire le point, sans langue de bois et avec un réalisme implacable, sur la situation de cet interminable "chaos syrien".
Alexandre Del Valle. Que vous inspire la commémoration des dix ans de guerre civile syrienne, en tant que figure de l'opposition laïque et démocratique tant face au régime de Bachar al-Assad qu'aux fanatiques islamistes qui ont voulu transformer le pays en Califat ?
Randa Kassis. Cela m'inspire une grande tristesse. Le pays est en faillite totale. Tout le monde a perdu, y compris Bachar al Assad, qui dirige un pays en ruine. Le pays est à terre. Des couches de la population connaissent la famine ou ne peuvent plus se procurer les produits de première nécessité. La reconstruction est bloquée par les sanctions américaines et internationales. L'Etat va rester en ruine . Bachar est plutôt un syndic de faillite qu’un réel chef d’etat.
Le peuple paie le prix de la "loi César" (américaine) qui pénalise tout Etat ou entreprise finançant la reconstruction en Syrie ?
Hélas oui, mais ces sanctions sont le seul moyen pour sortir les Russes de leur léthargie et les pousser à réfléchir à un processus politique qui passe par d'autres voies que l'appui inconditionnel à Bachar al Assad. L’hibernation russe dure depuis trop longtemps. Sans les sanctions, Bachar (puis éventuellement son fils) restera toujours au pouvoir et ceci rend la paix impossible. Certes, je ne dis pas "Bachar dehors" d'un coup, comme d'autres opposants. Mon idée de Comité constitutionnel est d'abord de créer une nouvelle constitution qui ne passe pas par l'ONU, maître dans l’art de l’échec, mais par tous les acteurs sans exception, y compris le régime de Damas. Si Bachar était intelligent, il ferait adopter une constitution moderne garantissant la liberté d’expression, sociale, et politique, et des élections parlementaires faisait apparaître un vrai pluralisme.
Le départ de Bachar al Assad n'est en effet pas réaliste aujourd’hui ?
Il faut donc d'abord changer les mentalités de façon graduelle. Hélas, l'opposition reconnue par l'ONU et les Occidentaux, représentée par le Haut comité des Négociations syriens, dont une dominante islamiste, a fait la guerre aux plates-formes d'opposition laïques alternatives et rationnelles. L'opposition dure a été aussi bornée que le pouvoir d'Al-Assad et n'a jamais initié quoi que ce soit pour la Syrie. Certains ont même repris mes idées de plate-forme d'Astana, devenu processus d’Astana (rencontres d'Astana) avec les Russes, la Turquie et les Iraniens, et de comité constitutionnel (2017, conférence e Sotchi), mais n'ont rien fait. Les Occidentaux ont commis l'erreur de vouloir initier un processus politique avec des militaires syriens ayant fait défection alors que Moscou ne mise jamais sur des traîtres à leur armée, lesquels peuvent trahir à nouveau. Il aurait été plus aisé de faire un mariage entre opposants civils et le régime qu'entre le régime et des militaires estimés par les russes "traîtres"... Cela dit , la Russie devrait réaliser que Bachar Al Assad est un allié faible, inutile, psychotique et sans idée pour reconstruire la Syrie . A quoi sert-il à part de procurer des cartes de crédit à son épouse Asma pour acheter les derniers modèles de chaussures Lauboutin ?
Quid d'Al-Qaida et Daesh en Syrie ?
Ils existent toujours dans le nord. Ils collaborent avec les forces rebelles sunnites dans la région sous contrôle turc (Idlib), avec le feu vert de militaires turcs. Rebelles syriens, Turquie d'Erdogan et Al-Qaïda partagent cette même région et y combattent le même ennemi kurde et laïc-syrien. Quant à Daesh, il conserve des poches et demeure, comme en Irak, capable de revenir dans certaines zones, même si je doute qu’ils puissent instaurer un Etat" doté d'une capitale.
Les volontaires jihadistes en Syrie ? qu'en fait on ?
C'est un vrai problème: les Kurdes ne peuvent pas les garder, et les Syriens n'ont pas envie de les maintenir chez eux comme les Irakiens, d'autant que beaucoup ne sont pas issus de cette région. Arabes et Kurdes veulent s'en débarrasser. Étant donné que l'on manque de preuves pour les condamner, il faudrait donc les juger dans les pays européens, au nom d'un "délit de complicité aggravé" qui condamne durablement ceux qui ont rejoint Daesh ou Al Qaida, exception faite des enfants.
Un espoir peut-il venir d'un éventuel processus politique, auquel votre formation a tenté d'apporter des pistes ?
Hélas, aucun processus politique n'a réussi, même le processus onusien. Le comité constitutionnel syrien (CCS) est resté lettre morte. Rien n'a avancé, et cela était prévisible, car Geir O. Pedersen, l'Envoyé spécial de l'ONU pour la Syrie, qui a suivi l'action de son prédécesseur Steffen de Mistura, a repris un format voué à l'échec en ne négociant qu'avec le régime d'un côté, puis l'opposition du Comité des négociations et de la Coalition syrienne, dominé par les islamistes et hostile aux Kurdes et aux opposants alternatifs, de l'autre. Bref avec les deux parties les plus bornées. Pedersen est un envoyé spécial sans idées, sans énergie, sans plan alternatif bref le parfait diplomate Onusien parasite et bureaucrate qui ne résout jamais aucun conflit. La Turquie et la Russie l'ont mené en bateau, ils ne croient pas au processus onusien et ont des agendas différents. L'unique préoccupation de Moscou est, outre le maintien de Bachar, de sortir la Syrie des sanctions et de permettre la reconstruction puis le retour des réfugiés, or ces derniers n'ont pas de logements… Croire en la reconstruction et au retour des réfugiés dans cette situation relève de la naïveté coupable. Et le fait que le dossier syrien soit dans les mains du ministère russe des affaires étrangères au détriment du ministère de la défense comme jadis, fait que rien ne bouge. Le ministre Sergueï Lavrov aura le plus grand mal à faire revenir la Syrie dans la Ligue arabe, bloquée directement par le Qatar et indirectement par Ankara et Washington. Dommage car en ouvrant la table des négociations à tous, Moscou aurait pu réunir les Syriens après avoir suscité une nouvelle constitution garantissant un vrai pluralisme que son allié névrosé Bachar refuse catégoriquement.
Quelle est la responsabilité des différents acteurs dans cette catastrophe diplomatique ?
La responsabilité est partagée par tous: l'erreur de l'Occident a été de reconnaître un seul interlocuteur dans l'opposition du CNS et de la Coalition syrienne, suivi par le Comité des Négociations, dont certains représentants islamistes et ou dépendants d'Ankara, sont incapables de discuter avec les kurdes, ce qui est irréaliste. La Turquie a soutenu des rebelles islamistes, refusé de reconnaître des forces pluralistes et fait échouer la paix. Elle a même utilisé des islamistes de Syrie comme mercenaires en Libye et au haut Karabakh, et bientôt au Cachemire dans le cadre d’une alliance avec le Pakistan. Enivré par son rêve d'être le nouveau leader du monde musulman, Erdogan compromet toute paix durable, en plus de détruire la Turquie laïque jadis prospère et exception moderne au sein du monde musulman. Quant à la Russie de Poutine, sa volonté de préserver l'alliance avec Erdogan empêche tout processus politique viable, puisque Ankara a fait exclure les Kurdes des négociations et permis aux islamistes de demeurer présents dans l'opposition et même sous forme jihadiste à Idlib (nord de la Syrie) en "zone turque"… Enfin, les rebelles islamistes syriens et les jihadistes partagent avec le régime la responsabilité du carnage : aussi névrosés que Bachar, qui ne se soucie que de garder le pouvoir, ils n'ont comme seul but d'islamiser le pays et l'humanité et sont contrôlés par des forces extérieures : Turquie, Qatar. Si Bachar est le premier responsable du chaos en persécutant les manifestants pacifiques en 2011, la guerre civile a fait des morts des deux côtés, toutes les forces, dont les islamistes, ont participé à cette guerre. Quant aux européens , les anciens « Amis de la Syrie », ils ont tourné les talons quand leur stratégie pour remplacer Bachar a échoué. La couardise de Bruxelles n’a pas de limites.
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