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[Del Valle] Blocage et déblocage du canal de Suez: la revanche de la géographie

152 ans après son inauguration, le canal de Suez a été bloqué pour la troisième fois de son histoire. Un seul navire (plus long que la Tour Eiffel) a fermé durant une semaine la route la moins chère entre l'Asie et l'Europe, un raccourci traversé par 30 % des conteneurs, 10 % des marchandises et 4,5 % du pétrole brut mondial. Une preuve de plus que l'économie virtuelle n'est pas prête d'éliminer les constantes géographiques, rappelle Alexandre del Valle.






Depuis le 23 mars, le blocage du Canal de Suez par l’énorme porte-conteneurs Ever Given (plus long que la Tour Eiffel, propriété de la société EverGreen) a fait paniquer les responsables économiques et politiques du monde entier. Le blocage de l’Ever Given, avec ses 21 000 conteneurs et 220 000 tonnes, a fait augmenter de 5 % les prix du pétrole. Imaginé par les Vénitiens dans les années 1500, le canal de Suez, inauguré en novembre 1869 après dix ans de travaux sous la direction de Ferdinand de Lesseps, a rappelé l’importance stratégique des détroits et canaux : Dardanelles et Bosphore (Turquie/Mer Noir/Méditerranée), Malacca (Asie du Sud-Est), Ormuz (Iran/péninsule arabique), Bâb al Mandeb (Corne Est de l’Afrique/Arabie), Gibraltar (Atlantique-Méditerranée), Orensud (entre la Norvège et le Danemark). 80 % des marchandises de la planète et 54 % du blé et des engrais transitent par ces goulots d’étranglement. En 2019, 18 800 navires, 12 % du trafic commercial mondial (1,03 milliard de tonnes de marchandises), 9 % du pétrole brut et 8 % du gaz liquide ont transité par le Canal de Suez, qui assure à l’Égypte 6 milliards d’euros annuels au titre des droits de transit.


Les conséquences du blocus auraient été catastrophiques si le canal n’avait pas été débloqué avant un mois, comme certains le redoutaient : des centaines de navires marchands (dont nombre de pétroliers) ont dû payer des surcoûts d’attente faramineux, sans parler des manques d’approvisionnement et des autres coûts dus au fait que les compagnies ont dû emprunter la route via le cap de Bonne Espérance au sud de l’Afrique, qui prolonge le voyage de 9600 km (6 à 15 jours de navigation de plus). Déjà meurtris par mesures de lutte contre le COVID, les pays de Méditerranée centrale et orientale ont payé le prix le plus élevé, l’Egypte ayant perdu au moins 15 millions de dollars par jour. Outre ces coûts, le blocage a exposé les navires à un risque accru d’attaques de pirates le long des routes alternatives à celle de Suez : Corne de l’Afrique de l’Est, cap de Bonne-Espérance, Golfe de Guinée.


Revanche de la géographie et prégnance de la souveraineté


La précarité d’un passage comme Suez tient du fait qu’il passe entièrement sur le territoire de la République arabe d’Égypte, son « propriétaire », même si des conventions internationales garantissent son libre accès. La gravité d’un blocage volontaire fut illustrée de façon radicale lorsque, suite à sa nationalisation du canal de Suez par l’Egypte de Abdel Nasser, en 1956, la France et le Royaume-Uni intervinrent militairement aux côtés des Israéliens, entre octobre 1956 et mars 1957. Dix ans plus tard, Nasser bloqua l’accès au golfe d’Aqaba, le débouché d’Israël vers la mer Rouge, déclenchant la réaction militaire de Tel Aviv et de la « guerre des six jours », à la suite de quoi le canal fut de nouveau fermé (5-10 juin 1967).


Au XVe siècle déjà, la conquête turque de Constantinople (le 29 mai 1453), qui acheva de détruire le déjà très affaibli empire byzantin (ou empire romain d’Orient) conduisit à fermer toute la mer de Méditerranée orientale au trafic européen, sachant que la quasi-totalité du trafic marchand en provenance d’Asie était gérée par les républiques et compagnies maritimes italiennes. L’ère des grandes découvertes géographiques fut la conséquence de la nécessité de contourner le blocus imposé par les conquérants Turcs-ottomans au Moyen-Orient. L’Espagne, le Portugal, le Royaume-Uni ou la Hollande, nations des grands empires navals concurrents, durent trouver d’autres moyens de commercer par voie maritime entre l’Orient et l’Europe. D’où la découverte de l’Amérique et l’ouverture de nouvelles routes de navigation pour atteindre l’est.


Les leçons de la nouvelle « crise de Suez » et les enjeux de puissances


S’il tire les leçons de cette affaire, le pouvoir égyptien du très pragmatique Maréchal Al-Sissi devra envisager, lui qui a lancé d’autres projets faramineux (comme la future nouvelle capitale égyptienne de Wedian en construction depuis 2016), une future nouvelle extension du canal, afin de l’adapter aux besoins grandissants de la navigation commerciale. Les puissantes industrielles et méditerranéennes majeures comme la France et l’Italie, deux très anciens partenaires de l’Egypte, auront leur rôle à jouer, et ils ont un intérêt vital dans le fonctionnement régulier du canal de Suez. Sans surprise, la Chine finance depuis quelques années l’Égypte pour doubler une partie du Canal et faire de cette zone un hub privilégié pour les marchandises de Pékin ainsi qu’une formidable tête de pont en Méditerranée. En parallèle, Pékin consacre mille milliards de dollars aux nouvelles routes de la soie, qui sont en partie une réponse « terrestre » de la Chine à sa trop grande dépendance vis-à-vis du détroit de Malacca, deuxième porte d’entrée mondiale après Ormuz, que Washington contrôle dangereusement selon Pékin: un mois de « fermeture » de Malacca et l’économie chinoise serait étranglée… De la même manière, Moscou, qui a toujours ambitionné d’accéder aux « mers chaudes » et de déjouer l’encerclement des puissances maritimes occidentales, est également très actif dans la construction.


D’après Oussama Rabie, le président de l’Autorité égyptienne qui gère le canal, les conditions météorologiques défavorables n’ont pas été les seules raisons de l’échouement du navire. A l’erreur humaine, certains ajoutent l’hypothèse d’un acte prémédité, idée accentuée par le fait que deux cyber-attaques ont été récemment perpétrées par des pirates ayant réussi à pénétrer informatiquement dans le système de contrôle automatique de navires marchands. Ceci montre une fois de plus la vulnérabilité croissante des systèmes dépendant de l’informatisation, aujourd’hui généralisés pour le contrôle de la navigation, de la localisation et des déchargement des conteneurs, comme pour les trafics aériens d’ailleurs.


Qui aurait intérêt à faire la « démonstration » de la fragilité et de la dangerosité des transports maritimes, les moins chers donc les plus prisés depuis toujours ? Les puissances comme la Chine qui ne cessent de développer les routes terrestres et ferroviaires répondent certains. Retour des rivalités entre le Heartland (continent eurasiatique) et le Rimland (empires maritimes anglo-saxons) ? Toujours est-il que 90 % du volume des échanges et 70 % de l’économie mondiale s’effectuent par les eaux. Une fois de plus, on se rend compte que le fait de développer et ou maintenir une puissance militaire navale pour sécuriser ses routes approvisionnements maritimes est vital. Dans le contexte actuel d’un monde en voie de multipolarisation, caractérisé par la nouvelle guerre froide opposant l’Occident au tandem Chine-Russie, par l’hyper concurrence entre les puissances commerciales et par le retour de la realpolitik au détriment du multilatérisme, les dépenses militaires maritimes ne représentent pas que des coûts, mais un véritable investissement à long terme. Le blocage du canal de Suez nous rappelle surtout la persistance des enjeux géographiques, la « géopolitique des détroit » étant plus que jamais variante planétaire du Grand Jeu entre puissances.

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