top of page

Bienvenue dans le chaos afghan : l’analyse d’un des meilleurs experts français des Talibans

dix jours à peine après la prise de Kaboul par les Talibans et au lendemain de l'attentat qui a frappé la capitale afghane et qui a fait, selon le dernier bilan jeudi midi, au moins 85 morts, dont 12 soldats américains, et 160 blessés, Alexandre del Valle a voulu faire le point sur la situation en Afghanistan avec le grand reporter Emmanuel Razavi, directeur de la rédaction du magazine de grands reportages et d’analyses Fildmedia.com, l'un des journalistes occidentaux qui connaît le mieux les talibans, rencontrés à de nombreuses reprises sur le terrain.





Alexandre del Valle. Avec votre rédaction, Fildmedia, vous disposez de contacts sur place. Que vous disent-il sur les auteurs de l’attentat perpétré à l’aéroport de Kaboul ?


Emmanuel Razavi. Il y a quelques jours, le président américain Joe Biden avait mis en garde contre le risque d’un attentat ciblant l’aéroport et les forces américaines qui le sécurisent. Les talibans ont condamné l’attentat, tout en expliquant qu’il avait été commis dans une zone sous contrôle des Américains. Si dans un premier temps nous avons eu des informations contradictoires sur l’origine, Daech a depuis revendiqué l’attentat via son agence de presse et de propagande. Cela montre que le terrorisme est bien présent en Afghanistan et que le retour au pouvoir des talibans, qui seront incapables de sécuriser le pays, va l’amplifier. Il faut comprendre qu’il y a des oppositions très fortes entre l’État Islamique et les Talibans. Après la débâcle, le chaos.


La victoire rapide des talibans semble avoir surpris les Américains, était-elle prévisible selon vous ?

En 2005, nous avions réalisé un reportage avec mon confrère Éric de Lavarène intitulé « Talibans, le retour ». Déjà leurs chefs locaux nous disaient qu’ils reprendraient le pouvoir avec le temps, certains ayant rejoint le processus de paix en échange de leur amnistie. Sur le terrain, dans le sud du pays, les combats faisaient parfois rage entre talibans et forces de la coalition alors même que ses plus hauts responsables occidentaux nous expliquaient que le pays était stabilisé. La seule surprise, c’est le manque de préparation et d’anticipation des Américains face à la situation. Tout le monde savait qu’une partie de l’armée afghane, en dehors de ses forces spéciales et de quelques unités, n’était pas fiable en raison de la corruption qui y régnait, des désertions et de son manque de discipline. Il y avait aussi des dissensions qui tenaient aux rivalités ethniques. J’ajouterai que presque rien n’a été fait pour endiguer le Trafic d’opium, que l’on a laissé aux mains des seigneurs de guerre, ainsi qu’à des chefs talibans.


Comment expliquez-vous le fait que des Ouzbeks ou des Tadjiks aient rejoint les talibans, issus en principe de l’ethnie pachtoune ?

D’abord, les talibans paient parfois mieux que l’armée nationale afghane. Depuis plusieurs années, un certain nombre de soldats ont ainsi préféré déserter et rejoindre les groupes talibans, y compris parmi ceux qui appartenaient à d’autres ethnies. Ensuite, des Afghans qui étaient heureux de voir arriver la coalition en 2001 ont changé peu à peu de camp. Par exemple, lorsque les Américains ont commencé à prendre le contrôle du territoire, ils ont envoyé des patrouilles dans les zones rurales, à la recherche des chefs talibans ou des combattants d’Al Qaida qui pouvaient s’y cacher. Lorsqu’ils entraient dans certains villages, ils arrivaient casqués, gilets par balles et fusil d’assaut sur eux. Ils fouillaient les femmes, leur demandaient de se dévoiler ou les y obligeaient parfois.

Alors que j’interviewais un jour le commandant de la base avec l’un de mes camarades, des soldats ont envoyé un tir de mortier sur un jeune garçon d’onze ou douze ans qui faisait du vélo à proximité. Celui-ci a été très grièvement blessé. Je demandais alors au commandant pourquoi on lui avait tiré dessus, ce à quoi il a répondu : « Mauvais endroit, mauvais moment. » Il précisa qu’autour de la base, il était indiqué par des panneaux qu’il était interdit de circuler. Mais les civils de la région savaient à peine lire leur langue, alors comment pouvaient-ils lire l’anglais ? Une partie de la population a ainsi considéré que les Américains se comportaient mal avec eux.


Qui des talibans afghans islamo-nationalistes ou des talibans pro-pakistanais, adeptes d’un djihad proche d’al Qaida, va l’emporter ?

En apparence, les talibans se montrent unis. Mais sur le terrain, entre 2004 et 2007, j’ai pu observer l’existence de 2 tendances : ceux qui reprochaient à Al Qaida d’avoir commis les attentats contre le World Trade Center et ne voulaient plus entendre parler de Ben Laden et de Zawahiri. Ils étaient contre l’exportation du djihad et les attentats en Occident. Pour eux, la seule terre de Djihad était l’Afghanistan. Et puis une autre tendance, proche des services de renseignement pakistanais, qui entretenait des liens forts avec al Qaida. Parmi eux, certains considéraient l’organisation terroriste comme une alliée. Je pense que ce sont ces derniers qui vont imprimer leur marque, car ils sont soutenus par le Pakistan. Le Pakistan considère l’Afghanistan comme une base arrière face à l’Inde, donc il ne les lâchera pas. Les talibans n’ont pas évolué sur le plan de la doctrine religieuse. Les talibans sont rétrogrades et violents. Ils peuvent bien utiliser des mots à la mode pour rassurer l’Occident, il ne s’agit là que de manipulation diplomatique. L’Afghanistan va demeurer un sanctuaire du terrorisme et, sur le plan sécuritaire, l’Europe en sera la cible.


Les États-Unis négociaient-ils depuis plus longtemps qu’on ne le dit avec les talibans ?

Avec les années, la restructuration des talibans a pris une telle ampleur que les États-Unis ont décidé d’entrer en négociations avec eux, ce qui a abouti aux accords de Doha et au retrait américain. Mais ces prises de contact ont commencé bien avant 2018 contrairement à que certains analystes laissent entendre. En 2005, il y a eu des élections législatives en Afghanistan. Mais il n’y avait pas assez de candidats. Qu’a donc fait la coalition ? Elle a promis l’amnistie à des talibans dits « modérés » qui déposeraient les armes et rejoindraient le processus de paix. Ces derniers pourraient se présenter aux élections.

Plusieurs d’entre eux, anciens compagnons de route du Mollah Omar qui avaient tous du sang sur les mains, ont accepté. Il y avait parmi eux, un chef de la région de Qalat, Abdul Salam « Rocketi », qui a été élu. Avant qu’il soit amnistié, je l’avais rencontré avec l’un de mes confrères. Il passait une partie de son temps dans une maison située à seulement quelques centaines de mètres d’une base américaine d’où l’on voyait décoller les hélicoptères, ce qui montre à quel jeu de dupes se livraient les Américains.

Autre chose : j’ai vécu et travaillé en tant que journaliste à Doha, la capitale du Qatar de 2011 à 2014. À cette époque, j’ai vu comme d’autres journalistes, dans un grand hôtel qui se trouvait en face de chez moi, les talibans rencontrer des diplomates américains. Les talibans avaient d’ailleurs déjà une représentation discrète mais quasi officielle au Qatar. Durant cette période, les Américains ont notamment négocié la libération de 5 prisonniers talibans détenus à Guantanamo contre celle d’un de leurs sous-officiers, Bowe Bergdahl, qui était leur otage. L’échange a abouti en 2014. Parmi les talibans libérés, certains sont redevenus des cadres importants du mouvement, à l’instar de Khairullah Said Wali Khairkhwa ou Mohammad Nabi Omari. Peut-on penser sérieusement que les services américains n’avaient pas envisagé les conséquences ?


Quel va être le jeu des Chinois, des Russes, des Iraniens et des Turcs en Afghanistan ?

Avec le départ américain d’Afghanistan, on assiste à une redistribution des cartes dans la région. La Chine, qui a une frontière commune avec l’Afghanistan, a des partenariats stratégiques forts avec son voisin pakistanais. Le retrait américain représente donc une opportunité pour les Chinois en Afghanistan, en matière de coopération et de reconstruction d’une part, mais aussi d’exploitation de certaines ressources comme le cuivre ou le lithium. Pékin utilise d’autre part la situation pour faire de la stratégie d’influence face aux États-Unis, dont elle ne cesse de rappeler l’échec stratégique et militaire dans les médias chinois. Les dirigeants chinois considèrent par exemple que l’abandon de l’Afghanistan par les USA doit faire œuvre de « leçon » pour les souverainistes taiwanais qui s’opposent à eux et qui seront, disent-ils, abandonnés à leur tour par leur protecteur américain. Mais l’affaire risque d’être plus compliquée qu’ils le pensent. Car il leur sera impossible de faire confiance aux talibans sur le long terme. Ils devront aussi faire face à la menace al Qaida. Je rappelle à cet effet qu’il y a des combattants ouigours au sein de la nébuleuse en Afghanistan, ce qui inquiète Pékin qui craint un risque de contagion. Quant à la Russie, si elle estimait la semaine dernière que les talibans avaient envoyé des signaux positifs en matière de libertés et de partage du pouvoir, elle s’inquiète dans les faits que le pays redevienne un sanctuaire du terrorisme et de l’impact de celui-ci sur les pays d’Asie centrale. Poutine laisse penser toutefois qu’il veut établir des rapports de bon voisinage avec l’Afghanistan des talibans, dont des émissaires ont été reçu à Moscou. Les Turcs ont une attitude ambiguë avec les talibans. Ils s’inquiètent à la fois de cette prise de pouvoir et des flux migratoires que cela va engendrer, mais se disent prêts à travailler avec eux, notamment en matière de sécurisation de l’aéroport de Kaboul. Pour eux, maintenir une présence militaire en Afghanistan est important. Quant au régime de Téhéran, les mollahs au pouvoir sont ravis de la débandade américaine, contrairement à la population iranienne qui n’a aucune sympathie pour les talibans. Toutefois, ils s’inquiètent de l’instabilité du pays, notamment en raison de la présence d’al Qaida et Daesh. Ils savent aussi que les talibans, qui persécutent la minorité hazâra, considèrent les chiites comme des ennemis.


Quels sont les liens entre le Qatar et les Talibans ? Doit-on avoir peur d’un bloc islamiste qui serait en train de se constituer contre l’Occident ?

Le Qatar entretient des liens étroits avec les Talibans depuis des années comme nous l’avons dit plus haut. Mais globalement, si de la Turquie à l’Afghanistan en passant par l’Iran, on doit s’inquiéter de cette ligne d’États islamistes, il y a de nombreuses divergences entre eux. Turquie et Iran n’ont pas les mêmes agendas. Le Qatar ne peut pas se passer de l’Occident. Surtout, ce que l’on ne mesure pas assez, c’est la fragilité de certains de ces régimes. Leur seule force selon moi, vient de la faiblesse de l’Occident. Ce qui est à craindre, c’est l’impact qu’a eu la victoire des talibans sur le moral des organisations djihadistes en général, mais aussi sur les organisations islamistes largement présentes en Europe, notamment au sein de la mouvance des frères musulmans.


En quelques mots, que vous inspire la défaite américaine ? Signe-t-elle le déclin des États-Unis ?

Nous entrons dans une nouvelle ère géopolitique. Les cartes sont rebattues. L’Afghanistan est le signe d’une défaite manifeste de l’Occident et des Américains sur le terrain, avec l’émergence de nouveaux acteurs dans la région. Les intérêts géostratégiques des USA concernant davantage la Chine et la Russie, il n’y a pas eu pour eux d’états d’âme à laisser tomber l’Afghanistan, même si dans les faits ils ont mal préparé leur retrait, laissant derrière eux le chaos. Je pense cependant que la géographie a tenu une place particulière dans ce qui s’est passé en Afghanistan depuis 20 ans. C’est un pays à la géographie extrêmement dure, très complexe, avec une société qui l’est tout autant. En Afghanistan, je me suis aperçu à quel point les talibans faisaient corps avec leur environnement. De ce que j’ai vu, ils se déplaçaient facilement, à moto ou en pickup, vêtus simplement, mangeant du riz, vivant à la dure, dormant peu. Ils ont ainsi défait nos puissances militaires qui avaient essentiellement misé sur une logistique démesurée et la technologie. La géographie et la sociologie très complexes de ce pays, ainsi que le côté très rustique des talibans, ont eu raison de nos puissances. Il y a un enseignement à tirer de cela.

Emmanuel Razavi publie dans une semaine l’essai « Grands reporters, confessions au cœur des conflits" (éditions Amphora), dans lequel il revient notamment sur son expérience afghane.



A la une

INFOLETTRE (NEWSLETTER)

bottom of page