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"Qatar : Les Vérités interdites" ; Entretien d’Alexandre del Valle avec le spécialiste des

Nombreux sont ceux qui se posent la question du double jeu du Qatar et de l’avenir même de ce minuscule Etat richissime qui semble avoir péché par arrogance et qui se retrouve cerné d’ennemis y compris chez les alliés sunnites du Golfe.




Alors que la guerre d’influence qui oppose, d’un côté, le camp des Frères musulmans, de la Turquie et du Qatar, accusés de complaisance envers le terrorisme jihadiste et l’Iran, puis, de l’autre l’Egypte, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes Unis, en guerre totale contre les Frères musulmans, nombreux sont ceux qui se posent la question du double jeu du Qatar et de l’avenir même de ce minuscule Etat richissime qui semble avoir péché par arrogance et qui se retrouve cerné d’ennemis y compris chez les alliés sunnites du Golfe.



Dans ce contexte, le nouveau livre du Grand reporter Emmanuel Razavi (« Qatar, Vérités Interdites », paru hier aux éditions de l’'Artilleur), spécialiste du golfe arabo-persique et auteur de documentaires télévisés sur le Moyen-Orient, qui raconte l’émirat, où il a vécu trois ans, risque de faire du bruit. Un témoignage de l’intérieur, rare, sur un pays ambigu et controversé tel que personne ne l’avait jamais raconté avant.


Alexandre del Valle : Votre livre dévoile une réalité sociale et géopolitique généralement absente des rares ouvrages consacrés à ce pays.


Emmanuel Razavi : J’ai vécu au Qatar. Cela m’a donc permis d’observer la société de l’intérieur. Le Qatar, pays foncièrement tribal, est organisé de façon fort complexe, autour de familles et de clans qui s’affrontent ou s’allient au gré de leurs intérêts. Sa structure étatique, administrative et entrepreneuriale est donc fragile, car dépendante des jeux de pouvoirs et des rivalités entre ses composantes sociales et claniques.


A travers votre récit, on découvre un Qatar fragile politiquement, au bord de l’implosion.


La société qatarie est en effet très divisée. Elle est traversée par un affrontement politico-religieux extrêmement dur entre deux composantes rivales : d’un côté le camp des « conservateurs » wahhabites (le wahhabisme est la religion officielle du pays), favorables à l’Arabie saoudite, et de l’autre le courant dit « progressiste », incarné notamment par le clan des Al Thani. Les premiers s’opposent à la politique de développement économique et social de l’émirat. Ils sont influents au sein du Majliss, l’assemblée consultative, et ils accentuent la pression politique sur l’émir actuel Al Thani, lui-même de ce fait hanté par le spectre d’un coup d’Etat. Les seconds font le pari d’un islam politique incarné par les Frères musulmans tout en étant favorables à une ouverture à l’Occident, ce qui est évidemment paradoxal.


Cette opposition entre les deux camps pourrait avoir des conséquences économiques dramatiques selon vous. Vous dressez la liste des entreprises publiques qui font faillite ou licencient à tour de bras.

Je vais vous donner un exemple : dans les conseils d’administration des grandes entreprises qataries où siègent des représentants des deux tendances, ceux-ci sont capables de se livrer une guerre politique sans merci, n’hésitant pas à mettre en danger leur business pour gagner la lutte. S’il faut se séparer de cadres dirigeants compétents parce qu’ils sont progressistes, alors tout est fait pour les faire sauter, quitte à ce que leur départ impacte l’entreprise. Ces conservateurs, pour ce que j’ai pu en voir, n’ont aucune vision économique à long terme, encore moins le sens de la gestion et de la coopération internationale. Ajoutez à cela les problèmes de corruption, endémiques, et vous comprendrez que plus ils prennent de l’influence, plus ils fragilisent l’économie de l’émirat, déjà impacté par la crise du pétrole et son isolement géopolitique.

Le Qatar n’est donc plus un eldorado ?

Le Qatar reste un pays riche grâce à la manne gazière. Mais sa réalité a changé depuis l’époque où j’avais réalisé un documentaire pour le magazine « Zone Interdite » de M6, dans lequel je montrais les opportunités de réussite économiques dans ce pays, à travers la vie de français expatriés là-bas. Aujourd’hui, on observe le flux inverse. Des milliers de cadres et de collaborateurs occidentaux ont d’ailleurs été contraints de quitter les entreprises qataries pour lesquels ils travaillaient, car elles ne pouvaient plus les payer.


Pourquoi dites-vous que l’émirat est instable géopolitiquement?

Le Qatar compte moins de 300 000 natifs, pour environ deux millions d’expatriés. C’est un pays minuscule, entouré de pays voisins comme l’Arabie saoudite, les Emirats-Arabes-Unis et l’Iran, avec lesquels il entretient des relations compliquées, parfois conflictuelles, depuis sa création en 1971. L’Arabie saoudite et les émirats-arabes-Unis ont toujours rêvé de faire du Qatar un émirat vassal et quant à l’Iran, celui-ci voudrait contrôler l’intégralité du champ gazier de North-Dome qu’il partage avec le Qatar. Cela contribue donc à le fragiliser, car à la moindre tension, il se retrouve déstabilisé. On l’a vu au début de l’été 2017, lors de la crise qui a éclaté avec l’Arabie saoudite. Isolés, les Qataris sont Wahhabites mais ils ont dû se rapprocher de l’Iran chiite, qu’ils considèrent pourtant comme un rival dangereux. La ligne politique de Doha est à l’image du pays : schizophrénique !


Est-ce en raison de ses fragilités intérieures que l’émirat investit en France et plus largement en Europe?

En France, les investissements de l’émirat sont relativement faibles comparés à d’autres pays. En revanche, les fragilités structurelles et géopolitiques dont j’ai parlé précédemment le conduisent à chercher des alliances économiques et politiques en dehors du golfe Persique. A cela s’ajoute le fait que le clan Al Thani au pouvoir, fasciné par nôtre culture et nôtre savoir-faire, mais aussi proche des présidents Chirac et Sarkozy, a toujours perçu la France comme une alliée.

Le Qatar soutient pourtant des organisations islamistes internationalistes dont les valeurs sont totalement contraires aux principes de la France.


C’est malheureusement vrai. A commencer par l’organisation des Frères musulmans qui prône le retour au Califat, le recours au jihad et l’organisation de la société autour des valeurs de l’islam. Doha, la capitale Qatarie, est le centre névralgique et stratégique des théoriciens les plus influents de cette organisation. A Gaza, le Hamas (mouvement politiqe et terroriste ndlr), branche palestinienne des Frères musulmans, a été soutenu et financé par les Qataris alors qu’il figure sur la liste des organisations terroristes de nombreux Etats. Plusieurs figures reliées à l’Union des organisations islamiques de France (UOIF, ndlr), qui se revendiquent de la pensée frériste, sont aussi proches du Qatar. C’est le cas de Youssef Al Qardawi, théoricien de l’organisation qui a longtemps siégé au conseil d’administration de l’IESH, un institut d’études islamiques lié à l’UOIF et situé dans la Nièvre. Ce dernier, qui tient clairement un discours radical et complaisant vis-à-vis des jihadistes, est une référence assumée de cette association politico-religieuse qui a pignon sur rue dans l’Hexagone, ce dont on peut s’étonner. Je cite également d’autres noms dans mon livre, en expliquant la stratégie, hasardeuse, de Doha.

A-t-on la preuve que le Qatar a financé les organisations terroristes comme Al Nosra et Daesh ?


Un certain nombre de leveurs de fonds et de recruteurs liés à ces organisations terroristes ont transité en toute quiétude par la capitale qatarie où ils ont des soutiens financiers. Leurs noms, comme ceux de leurs protecteurs qataris sont d’ailleurs connus des services secrets français, britanniques et américains depuis longtemps, ce dont je parle aussi. Sur ce point, le Qatar a une fois de plus une attitude ambiguë, voire schizophrénique, qui n’est pas tenable à long terme. L’émirat joue en effet sur les deux tableaux. D’un côté il fait la chasse aux jihadistes, et de l’autre, il se montre complaisant à leur égard en accueillant des membres de leurs réseaux sur son territoire.


Pourquoi la France ne se montre-t-elle pas plus ferme à l’égard du Qatar sur cette question?

Il y a d’abord la diplomatie des contrats. Le Qatar est un gros acheteur de technologie française. Sa situation géographique, sa manne financière qui provient de ses ressources gazières et ses projets de développement en ont aussi fait un partenaire économique important pour de grandes entreprises françaises comme Total ou Vinci.

Il existe également une réelle naïveté empreinte de complaisance de la part de certains de nos représentants politiques vis-à-vis du Qatar, qui oublient un peu trop facilement les liens de l’émirat avec les islamistes radicaux en raison de ses bonnes grâces à leur égard. Toutefois, on ne peut nier que le Qatar offre plusieurs visages. S’il est inadmissible de le laisser soutenir des organisations jihadistes au Proche -Orient et des prédicateurs islamistes liés à l’organisation des Frères musulmans chez nous, tous les Qataris ne sont pas favorables à ce positionnement idéologique. Car là encore la société qatarie est divisée. Certains progressistes, notamment chez les jeunes qui ont fait leurs études en Occident, tiennent d’ailleurs en privé des propos très durs sur le soutien de leur gouvernement aux Frères Musulmans.

Enfin, parmi leurs dirigeants, certains sont réellement et sincèrement ouverts à la coopération avec l’Occident. Je le dis souvent. Ce pays est fait de nombreuses composantes.


Vous dites que le Qatar risque de voir les mouvements jihadistes qu’il soutient se retourner contre lui.

C’est évident. L’émirat est sous risque majeur de voir la créature jihadiste, qu’il a complaisamment entretenue, se retourner contre lui. De fait, pour se protéger, il instrumentalise les rivalités entre Al Nosra et Daesh. J’explique en détail pourquoi dans mon livre.


Dans votre livre, vous expliquez que la coupe du monde de football 2022 pourrait ne pas se tenir à Doha. Or les Qataris assurent le contraire.


Personnellement, j’ai toujours été sensible à l’idée qu’un pays arabe organise la coupe du monde. J’ai d’ailleurs travaillé sur un projet de documentaire racontant la saga du foot dans le monde arabe. Mais soyons clairs. Depuis l’accession au trône de Tamim, la situation politique a considérablement changé à Doha. Aujourd’hui, si l’on se positionne d’un point de vue purement social, géopolitique, économique et même climatique, à l’heure où je vous parle, il est évident que l’émirat risque fort de ne pouvoir organiser la coupe du monde. D’abord, la frange conservatrice des Qataris est contre ce projet, car elle considère de façon réductrice que l’événement va attirer plus d’Occidentaux sur son territoire, charriant avec eux un flux de hooligans imbibés d’alcool et de prostituées. Ensuite, le Qatar ne peut actuellement pas tenir ses objectifs initiaux en raison de ses difficultés financières. Il a déjà révisé à la baisse ses projets de stades. Ajoutez à cela les problèmes liés à l’exploitation humaine et sociale des ouvriers sur les chantiers, qui sont proches de l’asservissement, son instabilité géopolitique, sa crise intérieure, la menace jihadiste, et vous obtenez un cocktail de mauvais signaux qui ne permettent guère d’y croire.


La France doit-elle continuer d’entretenir des rapports avec les pétromonarchies qui soutiennent le Jihadisme ?

Il ne faut jamais avoir peur du dialogue. C’est là le rôle de notre diplomatie. Toutefois, compte tenu de la période troublée que nous vivons, nous ne devons tolérer aucune ambiguïté de la part des pétromonarchies du Golfe. Nous devons les obliger à s’abstenir de tout soutien à des organisations qui prônent l’islam politique, le salafisme et le jihadisme, y compris sur notre territoire, car elles sont par essence incompatibles avec nos valeurs républicaines, démocratiques et laïques. J’ajouterai que de Gaza au Caire en passant par la Tunisie, partout où l’organisation des frères musulmans - soutenue par le Qatar - ou les salafistes ont occupé l’espace public et politique, la régression intellectuelle, la violence et le chaos ont régné. J’ai suffisamment côtoyé en tant que reporter ces mouvements islamistes pour savoir que quel que soit leur courant, ils véhiculent un obscurantisme totalitaire et liberticide qui va à l’encontre de nos valeurs humanistes.


Vous parlez de « la génération perdue » du Qatar.

« La génération perdue » est un terme utilisé par les jeunes qataris eux-mêmes. Ils se disent pris en étau entre le conservatisme de leurs familles et la course au progrès insufflée par l’émirat. Ceux qui reviennent d’un long séjour d’études en Occident se sentent souvent déboussolés. A leur retour, on leur demande de contribuer au développement des entreprises du pays, mais ils font face à l’indolence endémique de leurs concitoyens. Car dans cet émirat, où la rente gazière profite largement à la population, travailler est loin d’être un réflexe naturel. Le Qatar, c’est « le royaume de l’indolence ».




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