top of page

Quelles pistes de sortie de crise et de déconfliction en Ukraine ?

Alors que le conflit en Ukraine est entré dans son 100ème jour, le Pape François et le président du Conseil italien Mario Draghi ont lancé un appel pour la paix afin d'éviter une guerre générale pan-européenne ou même mondiale OTAN-Russie.

Cette semaine, notre chroniqueur Alexandre del Valle s'est entretenu avec Léonardo Dini, philosophe du droit franco-italien et expert de politique internationale qui vit entre Rome et l'ouest de l'Ukraine, l'un des meilleurs connaisseurs de la géopolitique russo-ukrainienne outre-Alpes. Après avoir étudié la montée vers la guerre depuis 2014, une guerre qu'il a vécu dans sa chair à partir de février 2022 sur le terrain, il nous fait part de ses propositions et de ses remarques à la suite des appels solennels du Pape François et du président du Conseil italien Mario Draghi visant à œuvrer d'urgence à la paix afin d'éviter une guerre générale pan-européenne ou même mondiale OTAN-Russie. Le point sur une crise gravissime, fruit de 25 ans de dégradation progressive des relations russo-occidentales depuis la fin de la Guerre froide, et dont les implications économiques, stratégiques, politiques et sociales (famines en raison des cessations de livraisons de blé, etc) sont encore sous-estimées....


Alexandre del Valle : Quel bilan dressez-vous du conflit en cours, vous qui avez une vraie expérience de ce pays avant et pendant la guerre ?


Léonardo Dini : Mon retour d'expérience directe du conflit en Ukraine est qu'il est selon moi essentiel d'éviter l'erreur d'évaluer les prochains mouvements et choix stratégiques russes possibles uniquement par la déduction et l'induction des possibles évolutions et des choix stratégiques russes. Je considère en revanche utile de raisonner à partir d'éléments collatéraux non-secondaires qui sont dans l'ordre:

-l'annexion possible, sans négociation, de parties et de villes ukrainiennes à la Russie comme Kherson ou des acquis dans le Donbass, si et où entièrement conquis par les Russes, dont les républiques autonomes de Donetsk et Louhansk, déjà effectivement contrôlées par la Russie.


-Le risque d'élargissement à grande échelle de la crise à la mer Baltique, à la Finlande et à la Suède, avec une menace possible d'invasion des républiques baltes d'Estonie, de Lettonie et de Lituanie, voire l'extension de l'enclave de Kaliningrad, avec les "conséquences profondes" annoncées par les Russes.


-Les évolutions inquiétantes en Moldavie, en Transnistrie et en Géorgie et en Ossétie, où la Russie pourrait agir par surprise, avec de nouvelles annexions directes et indirectes de territoires, également par le biais de referendums, comme cela s'est déjà produit en Crimée en 2014.

- le scénario d'une Ukraine durablement divisée en deux, entre Russes et Ukrainiens, qui correspond à la situation actuelle, à moins que l'Ukraine ne reprenne le Donbass, grâce à l'aide occidentale, ce qui n'est pas garanti mais pas totalement impossible non plus.

Une attention particulière doit être en outre consacrée au rôle de la Chine, premier investisseur étranger, avant-guerre et encore acteur neutre en apparence, dans un jeu qui concerne directement ses intérêts économiques, à commencer par la route de la soie (BRI) et le gaz russe exporté vers la Chine.

Enfin, n'oublions pas que le débouché ukrainien sur la mer est d'une importance stratégique pour les Russes qui entendent garantir définitivement le contrôle des mers Noire et d'Azov et dont la base centrale de leur flotte est en Crimée. Le but de Moscou est de contrôler totalement les routes militaires, commerciales et aériennes de la mer Noire.


Cependant, l'Ukraine ne peut pas se permettre de renoncer à l'accès à la mer, et la situation ne peut pas non plus perdurer, en raison des très graves problèmes engendrés en Afrique et en Asie par le blocus des céréales ukrainiennes destinées à l'exportation par voie maritime.


De ce point de vue, les conséquences, déjà visibles maintenant, de cette guerre, sont globales et non seulement continentales ou régionales. En définitive, la Russie n'a pas renoncé à ses objectifs initiaux, y compris ceux à Kiev et ceux sur le contrôle politique, militaire et économique de toute l'Ukraine, paraphrasant de façon réaliste Von Clausewitz: même une éventuelle paix continuerait la guerre avec d'autres moyens de coercition financière ou technologique ou précisément avec le blocus forcé des exportations ukrainiennes. Tous les scénarii sont donc à étudier avec attention et réalisme.


ADV : Quel genre d'initiatives de paix faudrait-il donc mettre en oeuvre selon vous dans la phase actuelle?


LD : Étant donné que la situation évolue chaque jour, il est impossible de donner une réponse définitive sur ce point. Toutefois, il est clair que le présupposé logique et objectif ou point de départ préalable de toute négociation ou accord de paix, non éphémère ou inefficace, malgré les précédents échecs des accords de Minsk, doit être clairement indiqué dans une proposition globale d'une nouvelle architecture, tant de l'ordre international que de la sécurité européenne. Ceci dans le cadre de l'évitement de nouvelles phases de guerre continentale ou mondiale plus larges.


On parle trivialement d'escalade, mais les garanties mutuelles de sécurité, à commencer par le nucléaire, les menaces missiles et balistiques et le risque d'autres invasions, du côté balte ou de celui de la Géorgie, sont le seul socle commun possible de négociations entre Américains, Européens, et Russes, soit les trois principaux acteurs concernés, et les bases de discussions fondamentales de départ. La vraie contrepartie est l'avenir de l'Europe qui reste, de toute façon, impliquée dans les jeux de pouvoir néo-impériaux de la Russie, de l'Amérique et de la Chine.


À LIRE AUSSI

Randa Kassis : "Quand les Russes n’atteignent pas des objectifs militaires, ils patientent puis reviennent"


En pratique, un État tampon indépendant du Donbass qui comprend à la fois les deux républiques pro-russes et le Donbass restant est une solution difficile, compte tenu des précédents de Chypre, du Kosovo, de la Macédoine, mais la seule qui puisse être partagée.

Quant au sud de l'Ukraine, partiellement occupé par les Russes, et qui coïncide avec le scénario du projet géopolitique expansionniste de la Grande Russie (et de Nova Rossia, ndlr), initié déjà en 2014, il crée des problèmes encore plus graves avec une Ukraine qui conserverait hypothétiquement Odessa à la fin de la guerre mais qui perdrait Kherson et Marioupol sur la Crimée et le Donbass.


Si, en revanche, les Ukrainiens, comme le souhaite l'OTAN, récupèrent également le Donbass et Marioupol, et la promesse de non-atlantisation de l'Ukraine voulue par les Russes échoue, la perspective serait une Russie encore plus encerclée par l'OTAN à la fin de la guerre, certes à cause de l'effet boomerang de ses propres erreurs tactiques... Deux scénarii totalement différentes qui seront décidés au gré des rapports de force...


Il n'en demeure pas moins que si la Russie devenait enfin, grâce à la sagesse retrouvée de ses dirigeants qui refuseraient de passer par d'autres guerres, une véritable démocratie, donc une puissance post-autocratiques, il s'agirait du meilleur remède pour éviter les guerres, escalades et conflits futurs avec l'OTAN.

ADV : Comment jugez-vous le refus turc à l'entrée de la Suède et de la Finlande dans l'OTAN et comment jugez-vous l'entrée possible de ces deux nations voisines de la Russie dans l'OTAN?


LD : L'opposition turque est clairement de façade et elle semble déjà dépassée par les faits. La Finlande et la Suède ont longtemps été neutres, faisant partie non seulement du marché économique bien au-delà de l'UE, continental, mais aussi d'une alliance politique et stratégique de facto avec toute l'Europe, qui fait de ces pays, déjà aujourd'hui, la frontière entre l'Occident et l’Eurasie russe, même si la Russie elle-même est un État largement géographiquement asiatique mais pleinement intégré à l'histoire et à la culture européennes au fil des siècles.


Je suis favorable à l'entrée de la Finlande et de la Suède dans l'OTAN comme un pas vers une plus grande cohésion politique militaire défensive européenne et pour que ce soit l'occasion de surmonter, sagement et pacifiquement, le tabou de l'OTAN aux frontières, considéré comme une menace et non comme un élément de dialogue et de paix possible de la Russie. Bien sûr, cela poussera encore plus les Russes vers les Chinois, mais la récente rencontre entre Poutine et Loukachenko, juste aux frontières de la Chine, et l'utilisation généralisée de soldats d'origine extrême-asiatique dans l'armée russe, avaient déjà indiqué cette ligne de marche de l'armée russe pendant des mois. Ceci éloigne la Russie de l'Europe et la rapproche de l'Asie et de l'Orient.


ADV : L'Histoire, et nous en avons ici l'exemple, a souvent des déroulements imprévisibles, tantôt vers la paix, tantôt vers la guerre...


LD : Sans le déploiement énorme et dangereux des euromissiles de l'OTAN dans les années 1970 et 1980 du siècle dernier et des 6 000 missiles nucléaires russes en Ukraine, à la même époque, qui ont fait de l'Ukraine la troisième puissance nucléaire mondiale jusqu'en 1991, quoique dans le contexte soviétique, aujourd'hui, la troisième guerre mondiale aurait déjà eu lieu depuis des décennies. Car un équilibre de la terreur de cette ampleur a empêché la guerre, donc il est important de construire un nouvel équilibre pour éviter une guerre mondiale.


Ainsi, parfois, pousser une situation jusqu'aux conséquences les plus extrêmes sert précisément à clarifier et à éviter le pire. Certes, si la Russie s'est sentie menacée - bien que de façon instrumentale, le présupposé, même accessoire, de guerres mondiales chaudes pouvant surgir à tout moment n'est pas de mise. Il appartient à l'intelligence politique des Russes de ne pas s'autodétruire dans un conflit sans voie non dévastatrice.


Bien sûr, si un Choïgou (ministre russe de la défense), ou le chef de la Garde nationale russe (le général Zolotov), ou d'autres éléments militaires potentiellement extrêmes devaient succéder à Poutine, il y aurait un risque de répétition, une ou plusieurs fois, du tableau historique que ce pays a produit dans les années 1900, précisément en raison de la logique de la néo-expansion impériale, en termes de tragédie de conflits mondiaux.


Même si Macron ne peut encore être assimilé à De Gaulle, Mitterrand, Giscard, ou Chirac, vu son travail efficace sur le plan international, il pourrait néanmoins entrer dans l'histoire s'il confirmait son potentiel statut d'homme de paix, dans ce conflit, s'il joue le rôle qui fut durant la Seconde Guerre mondiale celui de Churchill et précisément de Gaulle, ou celui des protagonistes de la Paix de Versailles après la Première Guerre mondiale.


ADV : Quid des propositions et appels aux cessez-le-feu et à la paix lancés dernièrement par Mario Draghi et le Pape François?


LD : Ce sont des propositions hétérogènes, l'une définie d'un point de vue spirituel élevé, celui du Pape, qui semble presque s'inspirer du dialogue, à l'époque considéré comme presque impossible, de Saint François avec le Sultan, au Moyen Age, sur la gestion du territoire de Jérusalem. Celle que l'on peut définir comme européenne, et pas seulement italienne, est la proposition de Mario Draghi, qui, en réalité, exprime précisément la ligne de l'Europe, bien que rendue non-homogène, dans le cadre d'un leadership continental avec Emmanuel Macron. Il ne me semble toutefois pas possible de parler d'une vraie diplomatie européenne, en l'absence d'un poste de véritable ministre des Affaires étrangères européen, malgré toute la bonne volonté de M. Borell.


Du côté du Vatican, la diplomatie vaticane peut être efficace à deux conditions, l'effectivité de la rencontre, non virtuelle, entre le controversé patriarche orthodoxe de Moscou, Cyrille, et le pape François, cela dans le cadre d'un nécessaire dépassement du climat de guerre sainte qui inspire la ligne de l'Église orthodoxe russe, même face aux polémiques entre orthodoxes ukrainiens et russes, qui font partie des causes non déclarées du conflit. Quant à la proposition de Draghi, il s'agit d'une déclaration de bonnes intentions, mais alors que M. Macron vient d'être réélu, M. Draghi, à moins d'une prorogation semblable à celle du président Mattarella, apparaît en bout de course, politiquement parlant...


Ainsi, la triade Macron, Scholz, Draghi, interlocuteurs et possibles garants européens semble, à terme, s'évanouir. Draghi a simplement convenu avec Biden d'une ligne commune qui relierait les deux côtés de l'Atlantique, mais dans le monde réel, c'est Macron qui réalise les vraies avancées, étant donné ses réguliers appels téléphoniques, certes difficiles, mais indispensables, avec Poutine. Hélas, ce genre de dialogue régulier aurait dû être entrepris par le gouvernement italien, qui ne l'a pas fait pour diverses raisons.