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Les dessous de la guerre en Ukraine... et du conflit Etats-Unis-Russie dont elle est le théâtre

L’histoire ukrainienne ne peut être comprise ni du point de vue historico-géopolitique ni réglée dans l'avenir sans analyser son contexte géostratégique global, notamment l'antagonisme russo-occidental qui a fait de ce pays-martyr une terre de conflit entre deux empires rivaux.



Notre chroniqueur Alexandre del Valle fait le point cette semaine sur les dessous de la guerre en Ukraine - provoquée par l'agression russe - avec un très grand connaisseur des États-Unis (où il a vécu), et des pays slaves, puisqu'il est d'origine serbe : Nikola Mirkovic, auteur d'un ouvrage de 350 pages extrêmement documenté et à la thèse forte contenue dans ce titre: l'Amérique Empire, qui avait anticipé et analysé les prémisses annonciateurs de cette terrible guerre d’Ukraine. D'après Mirkovic, à la fois géopolitologue et humanitaire, par ailleurs président de l'association Ouest-Est, l’histoire ukrainienne ne peut être comprise ni du point de vue historico-géopolitique ni réglée dans l'avenir sans analyser, d'un point de vue moins émotionnel, son contexte géostratégique global, notamment l'antagonisme russo-occidental majeur qui a fait de ce pays-martyr une terre de conflit entre deux empires rivaux, eux-mêmes deux anciens acteurs d'une guerre froide qui semble ne s'être jamais terminée...



Alexandre del Valle : Vous avez écrit un livre, L’Amérique empire*, très engagé mais très documenté sur l’impérialisme américain. Votre livre avait-il donné une grille de lecture à cette guerre Russie/OTAN-Etats-Unis qui se cache derrière la guerre interétatique Russie-Ukraine ?


Nikola Mirkovic : Mon ouvrage donne en effet une clef de compréhension globale aux événements actuels. J'y explique en détails que les Etats-Unis et la Russie sont sur une trajectoire de collision depuis très longtemps. La question était de savoir quand. Depuis les théories de MacKinder et Spykman, entre autres, de la première moitié du XXè siècle, la stratégie géopolitique américaine - que je développe dans L'Amérique Empire, a identifié le centre du continent eurasiatique comme le point névralgique du monde ("Heartland", ndlr). Celui qui contrôle ce centre contrôle « la destinée du monde » et il se trouve que ce centre est essentiellement en Russie. A la fin de la chute du mur de Berlin, les Américains ont cru qu’il suffirait de se baisser pour ramasser les rescapés du bloc communiste. Cela a fonctionné pour la plupart des pays européens qui sont entrés chronologiquement d’abord dans l’OTAN puis dans l’Union européenne, mais cela n’a pas marché avec la Russie qui, après avoir été tenté par le club atlantiste, s’est fait refouler et a décidé de suivre son propre chemin. Les Etats-Unis ne veulent pas que la Russie redevienne une puissance européenne, car si la Russie et l’Europe de l’ouest se rapprochent et que le « doux commerce » prépare le terrain à des alliances politiques, alors l’hégémonie américaine sur l’Europe de l’ouest disparaîtrait. Dans mon livre, j’explique comment les Etats-Unis ont procédé pour faire monter cette tension avec la Russie et comment ils ont tenté de transformer l’Ukraine en coin entre la Russie et le reste de l’Europe.



ADV : Ne peut-on pas aussi penser que le pouvoir russe actuel aurait tenté tôt ou tard de conquérir des parties des pays voisins pour rétablir un empire même si l'OTAN ne l’avait pas encerclé ? Poutine ne montre-t-il pas sa face impérialiste (et non patriotique) en déclarant que l’Ukraine n’existe pas ? Que répondez-vous aux remarques de bon sens et de bon droit des Ukrainiens et de leurs défenseurs qui accusent le Kremlin de nier les frontières d’un Etat, l'Ukraine, qui ont pourtant été reconnues par la Russie elle-même depuis la chute de l’URSS ?


NM : Poutine ne dit pas tout à fait ça, il dit que l’Ukraine moderne est une création russe, puis il précise bolchévique. Il omet en revanche de dire que, si les communistes ont activement participé à la construction de l’Etat ukrainien, il y a aussi eu des tentatives de construction d’un Etat ukrainien indépendant dès 1917 et lors de la deuxième Guerre Mondiale lors de l’arrivée des nazis. Si des personnes s’identifiant comme ukrainiennes existent bel et bien sur une partie du territoire actuel de l’Ukraine, la vérité est que l’Ukraine est d’abord devenue une république au sein de l’URSS en 1922 avant de devenir complètement indépendante pour la première fois seulement en 1991. Les frontières actuelles sont clairement une construction soviétique. Staline a rajouté de nombreux territoires qu’il a enlevés aux Polonais, aux Hongrois et aux Roumains et qu’il a annexés à l’ouest de l’Ukraine, Lénine a dépecé une partie de la Russie pour affaiblir le « chauvinisme grand russe » et agrandir l’Ukraine sur son flanc oriental et Khrouchtchev a purement et simplement détaché la Crimée de la Russie pour la rattacher à l’Ukraine en 1954 sans demander l’avis de personne. Cela étant dit, les frontières de l’Ukraine ont bien été reconnues par la Russie et le reste de la communauté internationale en 1991.



ADV : Dans son Choc des civilisations, publié en 1997, Samuel Huntington dépeignait l'Ukraine comme un pays "tiraillé", et théâtre d'un conflit identitaire et "intra-civilisationnel", cela va-t-il dans le sens de votre observation ? D'autres analystes prétendent qu'à l'hétérogénéité de l'Ukraine s'ajoute un énorme antagonisme idéologique entre pro et antisoviétiques et pro et anti-Occidentaux. Enfin, la grille de lecture du stratège Brzezinski, que vous citez amplement dans votre ouvrage, affirmait que "sans l'Ukraine, la Russie n'était plus un empire eurasiatique", qu'en pensez-vous?


NM : Comme la Yougoslavie titiste qui a explosé dans les années 1990, nous constatons en effet dans cette Ukraine tiraillée analysée par Huntington et Brzezinski une explosion annoncée sur des lignes identitaires. Nous voyons que ces constructions communistes n’ont pas survécu au temps car elles n’avaient pas de racines profondes et le seul ciment national était idéologique. Ces systèmes fonctionnent mieux avec une organisation autocratique. Dès que la main de fer disparaît, le pays s’effrite. La pauvreté de ces pays n’a pas aidé non plus à créer une unité nationale. Que cela soit en Yougoslavie ou en Ukraine, l’ingérence des Etats-Unis et d’autres pays européens a également été un grand facteur de déstabilisation. A ceux qui opposent la Russie au reste de l’Europe je pense justement que l’Ukraine doit être un pont entre les deux visions d’une même civilisation. Malheureusement l’ingérence étrangère en a décidé autrement.


ADV :Certains sites de gauche, antifa ou même l’Obs et d’autres médias ou chercheurs non suspects de pro-poutinisme avaient beaucoup écrit entre 2014 et 2016 sur l’activisme officiel et banalisé de groupes violents "néonazis" durant la révolution de l’Euromaïdan de 2014 qui mit en place le pouvoir antirusse à Kiev avec le renversement du président pro-russe élu en 2010 Yanoukovitch. Pourtant, les médias et politiques occidentaux affirment aujourd’hui que la rhétorique de Poutine sur la "dénazification" est grotesque car le président Zelenski est de père juif, et parce qu'il est facile de vérifier que sur le plan électoral, l’extrême droite néo-nazie ukrainienne est devenue extrêmement minoritaire politiquement, ce qui est également un fait indéniable, où se situe donc la vérité ?


NM : Vous avez raison, il ne faut pas tomber dans la propagande, mais la vérité est qu’une frange importante de l’ultranationalisme ukrainien puise son identité dans les mouvements ukrainiens qui se sont illustrés aux côtés des nazis lors de la deuxième Guerre Mondiale. Ces mouvements ont été galvanisés par l’Euromaïdan en 2013 et 2014, où ils ont été très présents et indispensables pour déloger manu militari le président démocratiquement élu Viktor Yanoukovitch. Politiquement, ils n’ont en effet pas réussi à profiter de la situation pour se faire élire massivement à la Rada (parlement ukrainien). De ce point de vue, Ukrainiens et Occidentaux ont raison de parler de propagande à propos de la rhétorique "dénazificatrice" de Poutine. Toutefois, ce n’est pas pour autant que les mouvements néonazis n’ont pas connu des réussites impressionnantes ailleurs.


ADV :Si je vous comprends, vous ne justifiez pas l'invasion russe, mais votre démarche consiste à rappeler la part de vrai dans la rhétorique de l'envahisseur au nom de la vérité historique?

NM : Rappeler cette part de véraciténe signifie pas donner raison à la partie russe, mais il s'agit pour moi, en tant qu'auteur d'essais géopolitiques suivant une analyse géopolitique et historique, de comprendre pourquoi nombre de Russes sont sensibles à cette rhétorique. En fait, le premier succès de ces partis néonazis est d’avoir réhabilité la figure de Stepan Bandera, chef nationaliste ukrainien qui a longtemps collaboré avec les nazis. Lors de l’Euromaïdan, son portrait était suspendu à l’intérieur de la mairie de Kiev. Le mouvement de Bandera est caractérisé par son antisémitisme et il est responsable de la mort de milliers de Polonais, d’Hongrois, de Russes et d’Ukrainiens qui ne pensaient pas comme eux. L’historien polono-allemand Grzegorz Rossoliński-Liebe a longuement documenté la vie de Bandera et son influence en Ukraine. A Alfred Rosenberg, ministre du Reich aux territoires occupés de l’Est, Stepan Bandera écrit en 1941 que le nationalisme ukrainien avait évolué « dans un esprit similaire aux idées nationales-socialistes ». 


Il lui dit également qu’il est « vital (…) d’inclure l’Ukraine dans le système spirituel, économique et politique européen. » A l’été 2015, le parlement ukrainien a passé une loi pour reconnaître Bandera et ses compagnons d’armes comme des héros... Réfuter leur héroïsme était devenu une offense criminelle. Pendant l’Euromaïdan, les atlantistes se sont appuyés entre autres sur Oleh Tyahnybok, ancien membre du Parti Social National d’Ukraine, qui avait déclaré qu’il était nécessaire que son pays soit « repris à la mafia judéo-moscovite qui gère l’Ukraine aujourd’hui.» Depuis l’Euromäidan, l’avenue de Moscou a été renommée Stepan Bandera. En 2014 déjà, Isi Leibler écrit dans The Jerusalem Post que « la communauté juive ukrainienne, estimée à environ 200 000 âmes, a de bonnes raisons d’avoir peur. » Ces organisations racistes ont pollué la scène politique ukrainienne avec un discours antisémite et radicalement antirusse. Ils ont promis d’interdire l’usage de la langue russe qui est la langue maternelle de nombreux Ukrainiens. Cette décision est une des principales raisons de la montée de l’opposition dans l’est et le sud du pays. Une autre victoire de ces mouvements néonazis est l’infiltration qu’ils ont réussie au sein de l’administration et de l’armée. Des leaders de ces groupes extrémistes ont été recyclés à de très hauts postes comme Andrey Paroubiy, ancien fondateur du parti Social-National d’Ukraine et chef de la sécurité pendant l’Euromaïdan, qui est devenu le président du parlement ukrainien (Rada) de 2016 à 2019. Andreï Biletsky, issu de la même formation politique, est, quant à lui, devenu le commandant du bataillon Azov de sinistre réputation qui s’affiche ouvertement avec des symboles nazis.



ADV :Vous évoquez d'ailleurs dans votre livre les nombreux cas dans lesquels des éléments nazis européens, terroristes de l'UCK ou islamistes arabo-pakistanais dangereux ont été recyclés par la CIA dans des opérations de déstabilisation d'Etats souverains en Amérique latine, en Europe ou en Asie. Mais pour revenir à l'affaire ukrainienne, vous reconnaissez que tous les Ukrainiens qui font actuellement face à la terrible invasion russe ne soutiennent pas ces thèses nazies ?


NM : Bien évidemment ! Dire que les Ukrainiens sont tous nazis est faux, mais sous-estimer les formidables et puissants réseaux que les néonazis ont tissé au sein de l’État ukrainien depuis l’Euromaïdan l’est tout autant. Pour de nombreux Ukrainiens, les propos de ces extrémistes sont insupportables, mais ils vivent dans la peur de représailles de ces groupes fanatisés. Les Ukrainiens prorusses et la Russie voisine ne peuvent pas accepter une telle idéologie haineuse dans les arcanes de l’Etat ukrainien. Le 17 décembre dernier, les Nations Unies ont adopté une résolution condamnant le nazisme et toute forme de racisme. Seuls deux pays ont voté contre : l’Ukraine et les États-Unis.


ADV :Cette guerre est donc une guerre de propagande des deux côtés, occidental comme russe. Toutefois, même si les Ukrainiens sont sans contexte injustement agressés, qu’en est-il du jeu des États-Unis auquel vous prêtez dans votre livre de nombreuses opérations de déstabilisation dans le monde depuis la guerre froide ? Auraient-ils contribué à radicaliser la partie russe en lui tendant un "piège" comme l'ont évoqué certains professionnels du renseignement français eux-mêmes?


NM : On doit bien sûr rester prudent et ne rien affirmer sans preuves. Toutefois, les États-Unis ont un palmarès impressionnant d’ingérence dans les affaires de nations souveraines que la fin de la guerre froide n’a absolument pas écorné. On ne peut pas comprendre la situation actuelle en Ukraine si on n’analyse pas la politique de déstabilisation majeure opérée par les Etats-Unis dans ce pays. La Russie est un ennemi désigné des faucons de guerre américain depuis de nombreuses générations car Washington craint l’émergence d’une puissance concurrente sur le continent eurasiatique. Cette feuille de route a été très clairement établie, entre autres, par la doctrine Wolfowitz (néo-conservateur ex-conseiller de G. W. Bush) en 1992. La stratégie états-unienne est d’éloigner la Russie de l’Ukraine car l’Ukraine est un pont entre la Russie et le reste de l’Europe. Les USA craignent une Europe pacifiée qui irait de l’Atlantique à l’Oural (voir au Pacifique). Washington pense qu'elle risquerait de perdre le contrôle de l’Europe occidentale qu’elle voit aujourd’hui comme un « protectorat » - ainsi que la nomme Zbigniew Brzezinski dans le Grand échiquier. En 2008, l’Otan a annoncé au sommet de Bucarest que l’Ukraine rejoindrait l’Alliance. Cette annonce a été perçue comme une menace existentielle par les Russes qui ne peuvent pas se permettre d’avoir une organisation hostile implantée dans une région où elle a un rayonnement politique, culturel et religieux historiques. Pendant l’Euromäidan, la sous-secrétaire d’Etat US, V. Nuland s'est rendue trois fois en cinq semaines en Ukraine. Elle a avoué que les Etats-Unis avaient investi plus de cinq milliards de dollars pour apporter la « démocratie » en Ukraine afin que le pays ait « l’avenir européen qu’il lui faut », alors que le président ukrainien démocratiquement élu avait choisi, lui, un rapprochement avec la Russie. Un des plus grands professeurs américains de sciences politiques, John Mearsheimer de l’Université de Boston, a clairement dit dans le New Yorker il y a quelques semaines que la politique américaine en Ukraine est responsable de la situation actuelle. Il affirme que : « s’il n’y avait pas eu la décision d’avancer l’Otan vers l’est pour inclure l’Ukraine, la Crimée et le Donbass feraient aujourd’hui partie de l’Ukraine et il n’y aurait pas de guerre en Ukraine. » L’ancien premier ministre ukrainien Mykola Azarov lui-même affirme que les Etats-Unis "se servent de l’Ukraine pour saigner la Russie"... La politique étrangère américaine est particulièrement machiavélique et ce, de tout temps. La guerre actuelle n’est pas une guerre entre la Russie et l’Ukraine mais entre les Etats-Unis et la Russie.


ADV :Même si cela semble indécent à certains de rappeler les erreurs et fautes de la politique étrangère américano-occidentale depuis les années 1990, et il est clair que RIEN ne justifie ni n'excuse l'agression russe de l'Ukraine, dressez-vous également un parallèle entre cette guerre et les interventions militaires de l’Otan et des anglo-américains en Serbie/ex-Yougoslavie (1993-1999), en Irak (I 1990 et II 2003) et en Libye (2011) ?


NM : Je nuancerais le propos. Si l'on regarde les guerres atlantistes depuis 1999, celles de l’Otan en Afghanistan et en Libye ont été autorisées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies. Cela ne signifie pas qu’elles étaient justes au sens thomiste du terme, mais elles respectaient l’ordre international communément accepté à l’époque. Cela n’est absolument pas vrai en revanche en ce qui concerne la guerre de l’Otan contre la Serbie en 1999, ni même pour la guerre des Etats-Unis contre l’Irak en 2003. Dans ces deux cas, l’Otan et les États-Unis n’ont absolument pas respecté le droit international ni l’ordre établi par les grandes puissances d’après-guerre. Ils ont attaqué des pays souverains qui ne leur avaient fait aucun tort, et ce, sans mandat du Conseil de Sécurité de l’ONU. Ces guerres d’ingérence occidentales ont complètement déstabilisé les Balkans et le Moyen-Orient et ont choqué une bonne partie de la planète qui n’a pas osé appliquer des sanctions de peur des représailles des Américains et de leurs alliés. Le monde n’a pas oublié les « armes de destruction massive » invoquées par l'Administration Bush pour envahir l’Irak mais qui n’ont jamais été retrouvées... Le monde n’a pas oublié non plus l’ingérence militaire de l’Otan en Afghanistan ou en Libye, qui a dévasté ces deux pays avant de laisser sur place le pouvoir aux Talibans à Kaboul et à un gouvernement ayant imposé la charia à Tripoli. N’oublions pas non plus que c’est sur les décombres d’un Irak dévasté par les Occidentaux qu’est né l’Etat islamique. D’après l’Université américaine de Brown, les guerres des Etats-Unis et de leurs all