Le Grand déclassement de l’Occident? L'Europe dindon de la farce de la mondialisation…
Beaucoup se réfèrent encore à lui parmi les déclinistes pour annoncer le déclassement de la vieille Europe, freinée par sa frilosité, sa réticence à employer le hard power, sa culpabilisation civilisationnelle, son formalisme juridico-constitutionnel, ses scrupules moraux (politiquement correct) qui l'empêchent structurellement et psychologiquement d'engager une politique de puissance, comme on le constate depuis les années 2010 vis-à-vis de la Turquie conquérante d'Erdogan. Les Européens brillent d'ailleurs de plus en plus par leur absence un peu partout dans le monde, si l'on met de côté les cas de la France et de la Grande-Bretagne.

Si l'on s'interroge sur l'état actuel de l'Occident, on constate un lien évident entre ce qu'a annoncé Spengler et les conséquences de la mondialisation qui, dans sa lecture sans frontiériste, implique un effacement des identités et du principe même de souveraineté. Presque cent ans plus tard, à l'analyse de Spengler fait écho le positionnement décomplexé des puissances identitaires du nouveau monde multipolaire, comme la Russie de Vladimir Poutine, la Turquie d'Erdogan, l'Inde de Narendra Modi, et bien sûr la Chine de Xi Jinping, qui semble incarner le contre-modèle - autoritaire, certes - le plus efficace au système libéral-démocratique occidental.
Ces puissances décomplexées et désinhibées, qui voient, à tort ou à raison, l'Occident comme une civilisation post-impérialiste déclinante et décadente, sont toutes sont toutes souverainistes et civilisationnellement enracinées, donc aux antipodes du cosmopolitisme occidental-anglo-saxon. De ce point de vue, la mondialisation, comprise par les élites occidentales comme le triomphe de leur idéologie planéto-libertaire devant nécessairement déboucher sur la fin des identités, peut être analysée comme une dernière phase d'un processus "morphologique" de disparition civilisationnelle comme annoncé par Spengler. Ceci conduit surtout la Vieille Europe à délégitimer la puissance souveraine et sa propre identité au nom d'une vision mondialiste qui est non seulement vouée à l'échec mais qui ne peut qu'accentuer la propension des autres civilisations à haïr l'Occident, dont l'Europe n'est en fait que le ventre-mou voué à servir les intérêts de l'empire anglo-américain McWorld. De ce fait, le déclin de l'Occident complexé semble plus concerner, aujourd'hui, le Vieux-Continent plutôt que les Etats-Unis, lesquels n'ont pas renoncé à la recherche de la puissance et de l'hégémonie, et qui investissent bien plus que les Européens dans l'innovation, la R&D, les applications, le soft power et la puissance militaire.
Mondialisation américaineMcWorld?
Si la mondialisation marchande à l'anglo-saxonne s'est faite au détriment d'autres types de capitalismes (modèles scandinave, germano-français ou méditerranéen), c'est parce qu'elle a été lancée dans sa forme nouvelle, depuis les années 1990, par l'empire américain et favorisée par son immense puissance de frappe financière, et sa domination politico-stratégique, culturelle et économique sur la Vieille Europe, d'ailleurs reconstruite à cette condition après la Seconde Guerre mondiale. La mondialisation marchande et consumériste, telle que nous la connaissons depuis la fin de la Guerre froide, fort opposée aux précédentes mondialisations préindustrielles (mongolo-chinoise, puis vénitienne, génoise, portugaise, espagnole et hollandaise), est en fait une projection vers l'extérieur d'un modèle anglo-saxon capitaliste largement inspiré par les dérégulations néo-libérales thatchérienne et reaganienne des années 1980. Elle a longtemps profité essentiellement aux intérêts planétaires de l'empire multiculturaliste américain piloté par le camp démocrate - aujourd'hui en guerre contre les souverainistes trumpistes - et aux multinationales qui portent ce modèle impérial étatsunien planétaire.
La culture hédoniste et consumériste que ces puissances multinationales et digitales anglosaxonnes venues des Etats-Unis diffusent est fondée sur le fast food, le fast fashion, le mimétisme des stars du pop ou d'Hollywood, l'ubérisation et la déhiérarchisation du travail, puis le fast thinking du politically correct, de la cancel culture, des revendications des minorités (positive discrimination, woke, BLM) portées à leur paroxysme dans les milieux universitaires et médiatiques, les séries de Netflix ou les réseaux sociaux des GAFAMS. Cependant, si l'on met le cas à part des sociétés musulmanes en voie de réislamisation radicale, deux Etats-nations du monde multipolaire offrent une résistance farouche à ce modèle de mondialisation à l'anglo-saxonne baptisée "McWorld" par le politologue américain Benjamin Barber, et appellent les autres nations émergentes ou multipolaristes à réhabiliter des modèles géocivilisationnels enracinés qui remettent totalement en question l'internationalisme américano-occidental: la Russie et la Chine. Si Pékin s'oppose à McWorld en désoccidentalisant la mondialisation et en la retournant contre les Etats-Unis pour asseoir la domination mondiale du modèle autoritaire chinois anti-occidental, Moscou accuse la mondialisation anglo-saxonne et les Etats-Unis de détruire les identités nationales et de menacer la souveraineté russe et sa civilisation slavo-orthodoxe. La Russie post-soviétique et poutinienne se présente même comme le dernier rempart face au déracinement opéré par McWorld et le seul pôle - multipolaire - de défense de l'Europe et des traditions judéo-chrétiennes face à une mondialisation atlantiste et marchande aux mains de l'empire américain. Dans le même temps, le monde musulman en voie de réislamisation radicale remet frontalement en cause le libertarisme occidental jugé pervers et déstructurant pendant que les nations émergentes du Sud, notamment l'Inde, aux mains des adeptes du radicalisme hindoutva du parti BJP au pouvoir, ou encore le Brésil de Jair Bolsonaro ou les nations d'Afrique, du Moyen-Orient et d'Asie, allient toutes leur développement à une fierté civilisationnelle et nationaliste.
La mondialisation, apogée ou crépuscule?
Pour les adeptes d'une vision idéaliste de la politique mondiale, la globalisation marchande et libérale conduirait inéluctablement à la fin des égoïsmes nationaux, à l’avènement de la paix universelle, et ne pourrait que renforcer de façon linéaire le processus de démocratisation, de libéralisation et d'unification de la planète au profit d'un multilatéralisme pacifiant, voire d'une gouvernance mondiale. Cette idéologie de la « mondialisation heureuse », notamment portée par des penseurs libéraux comme Alain Minc, Thomas Friedman ("La Terre est plate"), ou néo-hégéliens, comme Francis Fukuyama, est aujourd'hui largement remise en question par le fait que les conflits et guerres n'ont pas disparu, que la pauvreté et les inégalités progressent et que des pans entiers de la planète demeurent exclus de la digitalisation.
Dans notre essai La mondialisation heureuse publié avec Jacques Soppelsa, nous prenons le contre-pied de cette lecture idéologique de la mondialisation dont la Vieille Europe est le dindon de la farce, car en tant que théâtre d'échanges, de rivalités et de conflits entre puissances, la mondialisation, processus en réalité neutre, peut favoriser l'expansion de puissances hégémoniques, souverainistes ou même néo-impériales qui savent la canaliser, comme les deux supergrands chinois et étatsunien, notamment. Notre analyse prend acte de l'essoufflement d'une idéologie qui se heurte de plein fouet au réel et dont les promoteurs et protagonistes (institutions internationales, multinationales et GAFAMs et dirigeants occidentaux mondialisés) sont de plus en plus remis en cause par les Etats-Nations et les peuples demandeurs de "resouverainisation" et donc de démondialisation. Notre thèse soutient que le processus de mondialisation n'a pas abouti à la disparition des identités et des Etats car il intensifie avant tout une concurrence entre Etats dont seuls ceux qui ne savent pas en tirer profit ou ne sont pas assez performants ou volontaires perdent de leur puissance souveraine. La mondialisation désigne en fait simplement le processus d'interconnexion à l'échelle planétaire des affaires et des communications qui s’est accéléré avec la fin de la Guerre froide et l’ouverture des anciens pays communistes à la liberté de circulation des biens, des informations et des personnes. Il s’agit là d’une prolifération mondiale de technologies de pointe qu'il convient de ne pas confondre avec les utopies cosmopolites liées aux projets de conquête mondiale qui ont toujours existé dans l'histoire (Alexandre Le Grand, empire mongol, communisme soviétique, empire américain, etc) avec souvent peu de durabilité en raison de leur caractère impérial coercitif générateur de réactions anti-hégémoniques (Brzezinski). Dans la mesure où cette vision a été essentiellement conçue et portée au départ par des pays occidentaux, la mondialisation est par ailleurs souvent perçue par d’autres civilisations, qui forment les quatre cinquièmes du globe, comme un avatar de l’impérialisme occidental.
Nous pensons que la mondialisation* - au sens neutre et technologique et non politique du terme – n’empêche pas les appartenances identitaires de compter dans les dispositifs politiques et géopolitiques. Elle favoriserait même la constitution de pôles géoéconomiques et civilisationnels : accords de libre-échange du Nord de l’Amérique, Union européenne, Communauté des États indépendants et Union économique eurasiatique (ex-URSS), OCS (Organisation de la Conférence de Shanghai qui réunit Russie, Chine et quatre pays d’Asie centrale opposés à l’OTAN, pays de l’Est Asiatique, organisation régionale panturque (Conseil turcique, qui réunit cinq Etats turcophones : Turquie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Ouzbékistan et Kirghizstan, monde islamique (57 pays musulmans de l'Organisation de la Coopération islamique - OCI -, Ligue islamique mondiale; zones de libre-échanges asiatiques). Les blocs géoéconomiques, ethno-religieux, les particularismes, les séparatismes et les conflits identitaires sont en fait encouragés par la globalisation - de ce fait régionalisée -, tandis que le côté "unificateur" universaliste de cette dernière ne touche que les intelligentsias occidentales-mondialisées. On ne rappellera d'ailleurs jamais assez que l'ensemble des puissances émergentes/réémergentes du monde non-occidental (Russie, Chine, Inde, Brésil, pays émergents, non-alignés), donc multipolaire, n'a pas du tout renoncé aux souverainetés et identités nationales, ni aux politiques de puissance qui sont présentées comme un mal absolu par l'Union européenne. Bien au contraire. Totalement opposés à la gouvernance occidentale, les adeptes du multipolarisme revendiquent un ordre mondial décentralisé fondé sur l’autonomie, la non-ingérence dans les affaires intérieures de chacun et le rejet de l’universalisme occidental considéré comme un masque d’une nouvelle forme d’impérialisme arrogant et hypocritement moralisateur (droits de l'homme, politiquement correct, pandémocratisme, etc). La mondialisation n'affaiblit donc que les Etats déjà faibles ou démissionnaires de leur souveraineté. Elle renforce au contraire les Etats-stratèges adeptes de la guerre économique et de la Realpolitik qui cherchent à instrumentaliser la mondialisation vue comme un levier de concurrence et d'expansion de leurs puissances. La Chine est à cet égard l'exemple parfait de cette vision anti-mondialiste et souverainiste de la globalisation.
Ventres mous civilisationnels versus ventres durs identitaires
Le lien entre géopolitique et identité constitue l'un des fils rouges du présent ouvrage. Nous postulons que les nations ou les civilisations qui diluent leurs identités au nom de la mondialisation et du multilatéralisme renoncent de ce fait, tôt ou tard, à leur puissance et à leur souveraineté et mettent ainsi en péril leur avenir d'un point de vue géocivilisationnel. Schématiquement, on peut diviser l'échiquier géopolitique mondial en deux catégories d'acteurs. La première est composée de puissances souverainistes qui s'appuient sur leur identité civilisationnelle et défendent leurs intérêts nationaux face à des acteurs géopolitiques concurrents et qui voient la mondialisation comme un champs de concurrence et d'extension de puissances rivales ou antagonistes. Cette catégorie comprend notamment des nations émergentes et identitaires dynamiques caractérisées par une croissance économique soutenue et un activisme sur la scène internationale. On trouve parmi celles-ci entre autres la Chine, la Russie, l'Inde, la Turquie, les émergents du Sud et les Etats-Unis (qui sont, certes, en perte de vitesse et plus isolationnistes qu'interventionnistes depuis une vingtaine d'années). Ces puissances participent toutes à une reconfiguration des relations internationales causée par la fin du monde bipolaire et l'émergence de la multipolarité marquée par un déplacement de l'épicentre géopolitique du monde de l'ouest vers l'est de l'Eurasie.
La seconde catégorie est composée d'acteurs géopolitiques de second ordre ou d'anciennes nations hégémoniques ou coloniales d'Europe de l'Ouest ayant volontairement renoncé à toute politique de puissance et de civilisation. Certains d'entre eux, dépourvus de ressources, stagnent sur le plan économique et, pour de raisons évidentes, sont plus sujets qu'acteurs de relations internationales. D'autres se retrouvent dans une impasse historique par manque de volonté et surtout par un refus idéologique de mettre au premier plan la défense des intérêts nationaux et des citoyens autochtones au nom d'un multiculturalisme naïf et d'un multilatéralisme incarné par l'ONU ou l'Union européenne. Ces deux organisations, foncièrement impuissantes sur le plan international, plaident ainsi pour l'émergence d'intérêts supranationaux - qui, par définition, n'existent pas - et ne peuvent justifier leur existence qu'en promouvant l'effacement des frontières et des identités nationales des pays qui acceptent d'abdiquer leur souveraineté, sans pour autant parvenir à créer une nouvelle souveraineté supranationale. Ce dernier groupe en voie de désouverainisation, donc en train de "sortir de l'Histoire" comme l'avait annoncé le général Gallois à la fin de sa vie, comprend les Etats de l'Europe continentale dont le processus de déclassement en cours découle de l'illusion que leur richesse économique et leur idéologie pacifiste et multiculturaliste les protégeront indéfiniment du monde extérieur. Pris au piège de l'illusion dangereuse selon laquelle ils vivront indéfiniment protégés des menaces extérieures par leur pacifisme et leur renoncement à l'identité vue comme dangereuse, ces non-puissances ouest-européennes, par ailleurs rongées par leur sentiment de culpabilité collective, ne sont même plus capables de défendre sur leur sol leurs propres valeurs et identités civilisationnelles de plus en plus menacées non pas seulement par une immigration extra-européenne incontrôlée - qui serait positive si elle était assimilée - mais par les appétits de conquêtes et convoitises de la Turquie néo-ottomane irrédentiste d’Erdoğan et d'autres puissances revanchardes panislamistes qui instrumentalisent la mauvaise conscience européenne, sa désouverainisation, son multiculturalisme et son ouverture de principe dans le but de servir leurs intérêts expansionnistes, remplissant ainsi naturellement le vide stratégique et identitaire laissé par les Etats désouverainisés d'Europe occidentale.
Déclassement de l'Occident et mondialisation du virus
La perte d'attractivité et de magistère moral planétaire des Occidentaux au profit des modèles alternatifs multipolaristes, qui s'est accrue depuis la fin du siècle dernier, a été considérablement amplifiée par les crises sanitaires et économico-financières de 2008-2020, accélérant ainsi le double processus de "démondialisation" et de désoccidentalisation du monde en voie de multipolarisation. La crise sanitaire de la COVID 19 a retiré les dernières illusions de ceux qui croyaient encore à la supériorité des acquis, valeurs et avancées de la civilisation occidentale par rapport au reste du monde. Avec un recul de près de deux ans déjà, la Chine autoritaire, considérée jadis comme condamnée à l'imitation et donc à être toujours à la traîne de l'Occident triomphant et vertueux, a démontré qu'elle est capable de gérer de manière bien plus efficiente que l'Europe la présente crise, à la fois sur les plans sanitaire, technologique, économique, diplomatique et financier, et qu'elle n'est plus suiviste mais avant-gardiste. Elle compte même pleinement profiter de l'effondrement économique et social de la civilisation européenne pour pouvoir s'imposer d'ici quelques années comme la première puissance économique et géopolitique mondiale. La Chine et son aire géocivilisationnelle sont les zones où la croissance positive oscille à nouveau depuis fin 2020 entre 6 et 10 % par an, pendant que l'hémisphère Nord occidental en voie de paupérisation continue son lent déclin géopolitique et technologique, Europe de l'Ouest en tête. Les Etats-Unis restent, certes, combatifs et résilients, tandis que l'Europe peine à devenir un acteur géopolitique identifiable.
La recherche, par le pouvoir de Pékin, de la suprématie mondiale passera par la maîtrise du numérique, des nano-technologies, des neuro-sciences, de la 5 G, de la génétique, de l'espace, et même de la transition éco-énergétique, qui ont été lancés par les Occidentaux mais que la Chine leur ravit en profitant de leur incapacité à mettre en œuvre des plans de développement et d'investissement ambitieux et de long terme (R&D). En cause aussi, l'avidité de leurs multinationales qui ont accepté de facto d'être pillées technologiquement par Pékin en échange de facilités de délocalisations et de contrats commerciaux léonins... Dans ce contexte, la question qui vient naturellement à l'esprit est celle de la pertinence du modèle chinois, et, plus largement, la plus grande efficience des modèles autoritaires asiatiques ou illibéraux et de la prévalence de la stabilité à l'asiatique, qui concilie les opposés (jing et yang) puis privilégie le groupe à l'individu et l'ordre social sur la liberté libertaire-hédoniste à l'occidentale, de plus en plus associée à l'ingouvernabilité et au chaos.