La russophobie existentielle des Etats-Unis : risque de guerre ou suicide géocivilisationnel ?
Les motifs de discorde sont nombreux entre la Russie et l'Occident. La crise ukrainienne et les récentes négociations entre diplomates ont ravivé les tensions entre Joe Biden et Vladimir Poutine.

Cette semaine, afin de faire le point des grands risques et défis géopolitiques et stratégiques au sortir de l'année 2021, Alexandre del Valle s'est entretenu avec l'un des meilleurs spécialistes français du Renseignement, Éric Denécé, qui aborde les motifs de discorde entre l'Occident atlantiste et la Russie, l'épineuse question ukrainienne et l'alliance entre le néo-Sultan Erdogan et le dictateur azéri tournée contre le peuple arménien abandonné par ses coreligionnaires occidentaux. Et il jette un regard critique sur un Occident suicidaire, stratégiquement incohérent et politiquement miné de l'intérieur par ses contradictions et son idéologie consumériste-individualiste déconstructrice...
Docteur en Science Politique, Habilité à diriger des recherches, Eric Denécé est fondateur et directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R). Ancien officier-analyste au Secrétariat Général de la Défense Nationale (SGDN), ancien cadre de l’industrie d’armement, puis créateur et directeur du département d’intelligence économique du groupe GEOS, Denécé a un parcours original et une double expérience de terrain et académique: il opéré un temps au Cambodge, aux côtés de la résistance anticommuniste, puis en Birmanie, pour la protection des intérêts de Total contre la guérilla locale. Il a également été consultant pour le ministère de la Défense concernant l’avenir des forces spéciales et s’est rendu dans tous les pays concernés par les « révolutions » arabes, du Maroc à la Syrie, afin de suivre, sur le terrain, ces événements majeurs. Son analyse totalement à contre-courant du conflit syrien avait d'ailleurs laissé sans voix Yves Calvi sur LCI (https://www.dailymotion.com/video/x5sky1q). Il est par ailleurs auteur de nombreux ouvrages**, et ses travaux sur le renseignement lui ont valu d’être lauréat du Prix 1996 de la Fondation pour les Études de Défense (FED) et du Prix Akropolis 2009 (Institut des Hautes Etudes de Sécurité Intérieure).
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Alexandre Del Valle : Quelle est votre analyse de la grave crise occidentalo-russe qui oppose Moscou à l'Otan et aux Etats-Unis autour de l'Ukraine, avec à la clef un risque de guerre d'ici février 2022...?
Eric Denécé : Je considère que dès l’origine, ce sont les Occidentaux et les Ukrainiens qui sont responsables de cette crise. Revenons en 2014 : Si l'ex-président ukrainien Ianoukovitch était un effet un dirigeant corrompu et un homme peu respectable, il n’était pas pire que ses prédécesseurs, notamment Timotchenko. De plus, rappelons qu’il avait été élu démocratiquement en présence d’observateurs de l’OSCE et qu’il n’était qu’à un an de la fin de son mandat. L’opposition ukrainienne, qui ne voulait pas du rapprochement avec Moscou qu’il imposait, n’avait qu’à attendre une année afin de le chasser légalement lors des élections suivantes. Mais elle préféré le renverser par la force et l’Occident a encouragé et soutenu ce véritable coup d’Etat, bafouant les valeurs et les règles qu’il prône urbi et orbi. Puis le régime qui s’est installé à Kiev s’en est aussitôt pris aux populations russophones du Donbass, ce qu’Américains et Européens ont couvert.
En réaction à ces actions clairement anti russes, Poutine s’est emparé de la Crimée. Depuis, il ne cesse de rappeler que la présence à ses frontières d’un Etat ukrainien hostile et armé par l’OTAN est pour lui une menace sécuritaire majeure qu’il ne peut accepter. Mais au lieu de faire retomber la tension, les Occidentaux n’ont fait que la renforcer : il n’y a qu’à suivre le ballet incessant des avions de renseignement électronique de l’OTAN à proximité des territoires russe et biélorusse pour le mesurer.
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Jamais les Américains n’auraient toléré une situation symétrique – des vols russes à proximité des côtes des Etats-Unis et des forces russes déployées au Mexique – et n’auraient pas manqué de réagir violemment. Rappelons également que le budget de Défense américain est près de 10 fois supérieur à celui de Moscou. Donc la vraie question est : qui menace qui ?
Heureusement, Moscou a fait preuve, jusque-là, d’une étonnante retenue et les négociations du 10 janvier à Genève pourraient annoncer une déconfliction.
ADV : L’OTAN et les Etats-Unis ne peuvent-ils pas un jour trouver un accord avec la Russie? L'anti-russisme atlantiste est-il existentiel ?
ED : Malheureusement, je finis par le croire, raison supplémentaire pour laquelle la France devrait sortir définitivement de l’OTAN
Pour des raisons assez irrationnelles, la détestation de la Russie demeure très présente chez les Américains et les Britanniques, confortés dans le sentiment qu’elle demeure une menace par la Pologne et les Etats baltes. Aussi, depuis 30 ans, en dépit des engagements pris à la fin de la Guerre froide, ils ne cessent d’essayer d’affaiblir Moscou et de réduire son influence. Et lorsque que Moscou régit face à leurs provocations répétées, son action est qualifiée d’agression !
Début 2019, la RAND Corporation, financée par le Pentagone, a publié un rapport de 350 pages listant les actions de déstabilisation « non violentes » pouvant être lancées contre la Russie. Ces mesures, exploitant les vulnérabilités de Moscou, visent explicitement à mettre sous pression son armée et son économie et à lui faire perdre son prestige et son influence au niveau international.
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Toutefois, l’attitude d’extrême fermeté de la Russie sur le dossier ukrainien a obligé les Américains et l’OTAN à revenir à la table des négociations. Ils semblent avoir pris tardivement conscience qu’ils ne feraient pas reculer Moscou et qu’ils allaient être responsables d’un conflit dont ils ne pourraient sortir vainqueurs.
ADV : Certains voient dans la guerre du gaz mettant en concurrence le gaz russe et le gaz de schiste américain un des facteurs de la tension actuelle qui pousserait les Etats-Unis à tout faire pour que Vladimir Poutine tombe dans le piège ukrainien afin de justifier ensuite des sanctions internationales qui isoleraient totalement la Russie et stopperaient son influence politico-énergétique sur l’Europe?
ED : Non, il n’y a pas de concurrence à mon sens entre le gaz russe et américain. En revanche, Washington essaie en effet de découpler au maximum l’Europe de la Russie, et de réduire les ressources économiques de Moscou. C’est le but de leur action autour de North Stream 2. Les Américains font tout ce qui est en leur pouvoir pour garder les Européens sous leur influence et empêcher toute dissidence dans le camp occidental. Tous doivent considérer la Russie comme une menace et soutenir Washington dans son action, sans en questionner le bien-fondé.
ADV : Dans ce contexte, comment analysez-vous les événements récents au Kazakhstan ?
ED : Les événements récents au Kazakhstan sont à l’origine un pur problème interne. Sous couvert de manifestations populaires en réaction à l’augmentation des prix du carburant, tout semble confirmer qu’il y a bien eu une tentative de coup d’Etat orchestré par l’ex-président Nazarbaïev, pour reprendre le pouvoir, car il estimait que son successeur Tokaïev échappait à son influence. Pour parvenir à ses fins, Nazarbaïev aurait ainsi fait appel à des combattants étrangers, notamment islamistes et turcs, pour créer le chaos et chasser Tokaiev. Mais celui-ci a réagi très énergiquement : il a pris la tête du conseil de sécurité après en avoir chassé Nazarbaïev et a arrêté Karim Massimov, le chef des services de sécurité, pour haute trahison. Il a ensuite fait très rapidement appel à l’OTSC car il n’était pas sûr de la loyauté de la police et de l’armée.
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Le Kremlin a immédiatement répondu à son appel, rappelant que la Russie ne tolérerait pas de nouvelle « révolution orange » dans son étranger proche. Moscou a mobilisé les forces de l’ensemble des États membres de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective, à vocation politico-militaire, fondée en 2002, et qui regroupe l'Arménie, la Biélorussie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, la Russie et le Tadjikistan, NDLR), et a pris en charge la logistique de l’opération. Cette crise a ainsi permis à la Russie de montrer la réactivité et le caractère opérationnel de l’OTSC, puis d’illustrer la cohésion interne de l’organisation.
Il y a fort à parier que les Américains aient essayé d’exploiter cette situation pour ouvrir un second front contre la Russie, afin de l’obliger à céder aux pressions sur le dossier ukrainien. Depuis les années 1990, Washington et ses relais financent en effet des « représentants de la société civile » au Kazakhstan dans le but de faire basculer le pays du côté occidental. La National Endowment for Democracy (NED) a notamment conduit une vingtaine de programmes au Kazakhstan depuis 30 ans. Mais Washington semble avoir été pris de court par l'intervention éclair de l'OTSC et la situation semble aujourd’hui être rentrée dans l’ordre.
ADV : Pensez-vous que la guerre économique a remplacé la guerre militaire entre puissances nucléaires?
ED : Non, en aucun cas. Ce n’est qu’une nouvelle modalité de compétition, voire d’affrontement, qui s’est ajoutée aux autres. De plus, la guerre économique fait aussi – voire surtout – rage entre alliés. Il n’y a qu’à voir les agressions américaines répétées dont ont été victimes la France et ses entreprises pour le mesurer.