top of page

« La civilisation occidentale génocidaire et coupable de tous les maux va s’effondrer » : mais qui stoppera le jeu toxique auquel se livre Recep Tayyip Erdogan ?

Atlantico : Le président Erdogan a eu des propos particulièrement incendiaires à l’encontre de l’Occident. Il a ainsi affirmé que la civilisation occidentale avait pris l’avantage sur le Proche-Orient de façon temporaire, en s’appuyant sur l’exploitation des peuples locaux autant que sur le génocide. À quoi joue-t-il, selon vous ? À qui s’exprime-t-il ?





Alexandre Del Valle : Recep Tayyip Erdogan entretient, il me semble, une stratégie très similaire à celle de Vladimir Poutine aujourd’hui, puis des tiersmondistes anti-occidentaux depuis la décolonisation et de nombreux pays islamistes ou du Sud global en général qui, pour nombre d’entre eux, sont d’anciennes colonies. Comme la Russie impériale, la Turquie présente en revanche un passé impérialiste et une attitude contemporaine néo-impérialiste. Ici, Recep Tayyip Erdogan cherche à justifier l’impérialisme de son propre pays ou à le faire oublier par une rhétorique ouvertement anti-impérialiste qui procède en fait de l’inversion des rôles. C’est ce que l’on pourrait appeler une accusation-miroir. Et force est de constater que la stratégie est efficace. Le président turc a clairement fait preuve d’une certaine habileté. Les pays occidentaux, qui affichent une image d’impérialistes par leur globalisme, sont perçus, peu ou prou, comme les méchants de l’histoire. En revanche, ceux qui parviennent à justifier leur expansion au cœur de l’Afrique, du Maghreb ou du Moyen-Orient en se présentant comme des libérateurs identitaires venus sauver les populations locales des griffes du dernier impérialiste et des mondialistes occidentaux, sont bien perçus, alors même qu’ils sont eux-mêmes les avant-derniers sur la liste chronologique. Cette inversion des rôles permet de faire oublier leur propre impérialisme. La Turquie, fondamentalement, s’achète une virginité en la matière en se faisant passer pour une nation anti-impérialiste.


C’est très orwellien, certes, mais si l’on ne tombe pas dans le jugement (comme tout géopolitologue devrait procéder), on ne peut qu’observer l’efficacité de cette stratégie.

La rhétorique marche bien : j’en veux pour preuve le fait que les Turcs ont un point commun très net avec la Russie et la Chine aujourd’hui: ils pénètrent l’Afrique comme le Moyen-Orient et essaient de séduire le Sud global. Accuser l’Occident de tous les maux constitue, assez indéniablement, la meilleure des solutions pour gagner les cœurs à moindre frais. On peut tout de même noter à quel point Recep Tayyip Erdogan est prêt à aller loin. Qualifier l’Occident de « génocidaire » pour sa colonisation, c’est assez osé, très exagéré, et fort de café, car non seulement les anciens pays colonisés n’osent pas le faire eux-mêmes aussi violemment, mais la Turquie elle-même est un Etat génocidaire en tant que successeur de l’empire ottoman et du Gouvernement Jeune Turc qui, en 1915, au nom d’une doctrine raciste panturquiste, a éliminé 1,5 millions de chrétiens ottomans arméniens et assyro-chaldéens. Erdogan laisse ici entendre que la France s’est rendue coupable de génocide pendant la guerre d’Algérie. Il fait aussi allusion au conflit israélo-palestinien en prétendant que « les sionistes » sont les « nouveaux nazis » et que les Gazaouis sont les « nouveaux Juifs ».


Dans tous les cas, il faut bien comprendre qu’en dépit de la rhétorique anti-impérialiste d’Erdogan, on retrouve aujourd’hui des formes de néo-impérialisme dans la vision officielle géopolitique et idéologique de la Turquie néo-ottomane. D’autres formes d’impérialismes adoptent aussi ce genre de rhétorique anti-impériale, notamment l’islamisme radical sunnite ; la révolution islamique chiite iranienne et la Russie néo-impériale, sans oublier, de façon différente, la Chine néo-maoïste. Ces quatre néo-impérialismes surfent sur le rejet de l’impérialisme et de l’occidentalisme, ainsi que sur le rejet de la colonisation. Le mot génocide a le vent en poupe depuis Srebrenica en Bosnie, lorsque cette accusation fut portée contre les Serbes, puis depuis la guerre du Kosovo en 1999, afin de justifier le démantèlement de l’ex-Yougoslavie. Il a été de nouveau employé quand nous avons renversé le régime de Saddam Hussein, lorsque le dictateur laïque irakien fut accusé de génocide contre les Kurdes d’Irak. Il faut bien admettre que c’est l’Occident qui est responsable de son emploi à tort et à travers ces dernières années, quand le mot massacres ou « crimes contre l’Humanité » aurait suffi. Nous avons fait montre d’une rhétorique dé-nazifiante obsessionnelle et abusive, et dans ce contexte rhétorique, le mot génocide va aujourd’hui de pair avec la réduction ad Hitlerum, « purifications ethniques » ou « charniers », mots hautement chargés de sens et de charge émotionnelle et morale.


Fondamentalement, c’est la même logique qui pousse les uns et les autres à traiter tout un chacun, dès lors que ses opinions politiques ne conviennent pas, de nazi, facho, fasciste, raciste, etc. On pourrait ainsi dire que les termes rappelant les horreurs de la Seconde Guerre mondiale sont tellement efficaces et chargées de sens pour diaboliser l’autre que l’Occident, après avoir lui-même montré le chemin depuis la décolonisation, a vu son propre usage se retourner contre lui. Depuis, le Sud global n’hésite pas à retourner contre l’Occident sa mauvaise conscience. C’est assez habile et retors. Naturellement, Recep Tayyip Erdogan ne parle pas ici qu’au Sud global. Son discours nourrit aussi des objectifs de politique nationale. Il s’adresse à la part de sa population qui est islamiste et qui donne dans la victimologie permanente, miroir du suprématisme panturc et panislamiste néo-ottoman. La rhétorique d’Erdogan est assez osée et obscène, car non seulement la Turquie moderne qui se pose en victime des génocides commis par l’Occident, n’a pas subi de génocide, mais c’est elle qui a commis le plus grand génocide du début du XXe siècle, lequel avait inspiré Hitler lui-même par son efficacité lugubre et son impunité. Il est donc assez culotté d’inverser ainsi les rôles… sauf à s'adresser en interne aux islamistes et aux pro-palestiniens, électeurs précieux pour Erdogan qui joue à la fois sur la fibre nationaliste et la fibre néo-ottoman. Les uns comme les autres ont une conscience aiguë de la vulnérabilité psychologique des Occidentaux, dont ils savent retourner sans hésiter leur propres obsessions ou culpabilités contre eux.


C’est aussi pour la Turquie l’occasion de détourner l’attention de ses propres méfaits précédemment évoqués, comme de l’occupation illégale de 37% de Chypre ou d’une partie nord de la Syrie où Erdogan a entretenu des jihadistes depuis des années et de nombreux groupes islamistes. Mais surtout, pour celui qui annonce depuis des années qu’il allait éradiquer le « sionisme », qu’il est contre l’État d’Israël, cette rhétorique antisioniste et anti-occidentale radicale est utile pour faire oublier au Turc lambda peu critique et qui est ravi d’entendre ce qu’il a envie d’entendre, que la Turquie a toujours une ambassade au sein de l’État hébreu et qu’elle n’a jamais annulé les accords de défense et la normalisation des relations. Les accords de défense qui unissent la Turquie et Israël depuis plus de 30 ans sont en effet toujours en application, et il n’est pas rare de voir les deux nations tomber d’accord quand il s’agit de faire face à un ennemi commun, comme on le voit notamment en ce moment même en Syrie, face au régime pro-iranien de Bachar al Assad et de ses alliés du Hezbollah. N’oublions pas non plus que la Turquie est un membre à part entière de l’OTAN… autrement dit, la plus grande alliance des impérialistes occidentaux. Tout cela, il faut parvenir à le faire oublier. Or c’est une épine conséquente dans le pied du régime qui risque de mettre Monsieur Erdogan en porte-à-faux avec plusieurs de ses interlocuteurs. Heureusement pour lui, en politique, ce qui compte, c’est moins la réalité que la perception de celle-ci. Il lui suffit donc de taper sur Israël et sur l’Occident pour faire oublier à un pan de son électorat, un peu bas du front, qu’il en est en vérité l’allié objectif.


Comments


A la une

INFOLETTRE (NEWSLETTER)

bottom of page