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Les enjeux des élections turques du 24 juin : Erdogan, nouveau Sultan ou « Atätürk à l’envers » ?

Ce dimanche 24 juin, 59 millions de Turcs (dont trois issus de la diaspora européenne majoritairement pro-Erdogan) ont été appelés aux urnes dans le cadre d’un double scrutin présidentiel et législatif décisif pour l’avenir de la Turquie. Les élections ont d’ailleurs été organisées 19 mois avant la date prévue initialement, le président Recep Taiyyp Erdogan craignant la montée de la nouvelle coalition d’opposition (voir infra) et voulant avaliser au plus vite la réforme constitutionnelle adoptée par référendum en avril 2017 qui confère au président turc, jadis inaugurateur de chrysanthèmes, les quasi pleins-pouvoirs.



Bien que son parti et ses proches contrôlent désormais la quasi-totalité de la presse écrite et audiovisuelle et que nombre de ses opposants (kurdes et journalistes) soient en prison, Erdogan n’était pas à 100 % certain d’être réélu dès le premier tour. D’après le dépouillement publié par l’agence Anadolu, non seulement le président-candidat est vainqueur du scrutin, mais son parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement), allié au parti d’extrême-droite MHP, obtient une majorité confortable au Parlement turc (53,82%).


Les médias ont grandement facilité les choses en ne retransmettant que les meetings du « Reis », en boycottant ceux des opposants puis en instaurant un climat de peur au sein des masses et de l’opposition empêchée de faire normalement campagne.


Bien qu’unie pour la première fois depuis 16 ans autour du refus de la réforme constitutionnelle présidentialiste, qui devrait rentrer en vigueur après le 24 juin, l’opposition turque laïque, kémaliste et nationaliste n’a pas été capable de créer la surprise et de mettre fin au règne d’Erdogan. Ce dernier bénéficie d’un large crédit au sein des masses pauvres et des nouvelles classes moyennes anatoliennes réislamisées. La déception est grande pour l’ « outsider » kémaliste, Muharrem Ince (ci-dessous), candidat du Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche), crédité de près de 30 %, qui dénonce en vain les fraudes « massives » et refuse le verdict électoral.

Muharrem INCE

Selon le CHP, qui a envoyé des représentants dans la plupart des 180 000 bureaux de vote, le camp Erdogan aurait incité au bourrage massif d’urnes et aurait obtenu selon ses adversaires « moins de 50 % des voix ». Toutefois, la réalité est que les protestations de l’opposition laïque-kémaliste ne changeront pas la donne, Erdogan se vantant d’avoir « donné une leçon de démocratie » au monde entier et remis les « mécréants » à leur place, une idée qui paraît extrémiste et arrogante pour un occidental moyen ou pour les élites modernistes et laïques de l’Ouest favorables à Ince, mais qui est très populaire au sein des masses turques sunnites qui voient Erdogan comme un véritable « père de la Nation », un nouveau « Atätürk à l’envers »


« Changement de civilisation » ou revanchisme néo-ottoman ?


En avril 1997, lors du référendum sur la réforme constitutionnelle qui supprimait le parlementarisme et élargissait les pouvoirs du président turc, Erdogan avait déclaré qu’il s’agissait là d’un véritable « changement de civilisation », d’un retour aux sources, et que plus rien ne serait plus comme avant : la Turquie allait « redevenir elle-même », c'est-à-dire renouer avec ses racines islamiques, orientales et ottomanes. De leur côté, les élites dirigeantes réislamisées pourraient mettre un terme au règne des « traitres » et des « mécréants » qui eurent acculturé la Turquie depuis 1923 (abolition du Sultanat et du Califat et création de la République turque) et 1924 (début de la désislamisation autoritaire par Atätürk qui a lutté contre les confréries islamiques, transformé Sainte-Sophie en musée, interdit la Charià, le voile islamique, le fez et les partis politiques islamiques, et surtout imposé une laïcité (« laiklik » en turc), considérée comme agressive, liberticide et « apostate ».


Depuis son premier mandat, Erdogan a compris que sa popularité dépendant de la fierté qu'il redonnait à son peuple jadis humilié et soumis par des laïques méprisants. Lors d'allocutions publiques, il a répété son souhait de rétablir le Califat ottoman pour 2023 - au moins symboliquement - pour essuyer l’affront de son abolition cent ans plus tôt.


Son panislamisme néo-ottoman s'accompagne aussi d'un nationalisme anti-kurde, pan-turquiste et autoritaire qui plait à de nombreux nationalistes turcs jadis anti-islamistes comme le MHP et les Loups Gris - cependant aujourd’hui alliés du parti AKP d’Erdogan. Comme Poutine en Russie, qui a redonné une fierté à la Russie en renouant avec le tsarisme, le panslavisme et l’orthodoxie après des décennies de communisme athée, d’internationalisme acculturant et « d’humiliation occidentale », Erdogan est très populaire auprès de la majorité des citoyens turcs sunnites à la fois très nationalistes et attachés à leur identité islamique ottomane symbole de grandeur passée que le président promet de rétablir et qui est symbolisée par ses projets pharaoniques (Palais présidentiel digne du plus grand sultan, Mosquées gigantesques, projet de Canal Turquie-Mer-Noire ; projection de puissance en Irak, Libye, interventions militaires en Syrie, etc).


Certes, Erdogan n’a jamais commis l’erreur d’insulter le « père des Turcs » (signification d' « Atätürk »), dont les portraits sont omniprésents dans les lieux publics, mais ses attaques régulières contre les « ennemis de l’islam à la remorque des Occidentaux » visent clairement les Kémalistes qui ont voté pour Muharrem Ince ou la gauche marxiste pro-kurde.

Erdogan n'a que faire de l'opposition de l'Ouest de la Turquie (élites et classes moyennes laïcisées qui ont voté majoritairement pour Muharrem Ince. Celle-ci est minoritaires démographiquement et politiquement. Cette Turquie qui a réuni des millions de personnes à Izmir et Istanbul, a été écrasé aux points de vue civilisationnel et politique depuis l’arrivée au pouvoir en 2002 de l’« anti-Atätürk » qu’est Erdogan. Les dernières élections qui ont donné vainqueurs le AKP d’Erdogan et son allié du MHP en sont la dernière manifestation.


Le réveil de l’opposition laïque, les six candidats en lice



Face à l'alliance AKP - MHP (islamo-nationalistes et extrême-droite), les kémalistes du CHP (centre gauche) et les nationalistes conservateurs du Lyi Partisi ont formé une alliance législative inédite avec le petit « Parti de la félicité » (Saadet partisi, islamiste, rival de l’AKP hostile à la dérive autoritaire et à la corruption).


Au total, six candidats se sont présentés à la présidentielle.


- 1/ Tout d’abord le candidat-président « sortant et restant » : Recep Tayyip Erdogan. Ancien footballeur et apprenti-imam, ancien maire d’Istanbul, militant islamiste disciple de Turgut Özal et de Necmettin Erbakan, appuyé par les Confréries religieuses sunnites nostalgiques du Califat ottoman (Naqshbandiyya notamment) et les Frères musulmans, est à la tête du pays depuis 2003 (Premier ministre, puis président depuis 2014). Créateur de l’AKP en 2000 après avoir été emprisonné par les militaires kémalistes, Erdogan a juré de venger l’affront infligé à la Turquie acculturée depuis 1923. Outre les succès économiques depuis 16 années de pouvoir AKP (la prospérité des Turcs a été multipliée par trois), Erdogan disposait d’un autre atout central lors de ces élections : depuis 2016 et les purges impitoyables lancées en réaction au coup d’Etat manqué contre lui, il règne en maître absolu : état d’urgence, mainmise sur les médias, réduction au silence d’une partie de l’opposition et la quasi-totalité des médias et même des intellectuels récalcitrants.

Au total, 107 000 fonctionnaires – policiers, juges et professeurs – ont été congédiés par décret, 50 000 « opposants dangereux » ont été arrêtés ou sont en attente d’un procès non équitable, et des centaines d’officiers, députés et journalistes ont été emprisonnés ou sont rentrés dans le rangs, de sorte qu’Erdogan fait à peu près ce qu’il veut. Il est devenu aussi puissant qu’Al-Sissi en Egypte ou Xi Jinping en Chine.



- 2/ Ensuite « l’outsider kémaliste » MuharremInce : né le 4 mai 1964 à Yalova (nord-ouest), 54 ans, cet ancien professeur de physique-chimie - difficile à emprisonner pour Erdogan en raison du caractère presque intouchable de la légitimité historique de son parti pro-Atätürk (CHP) - asemblé redonner de la force au kémalisme par son charisme, ceci après des années de manque de visions et de leadership du CHP. Divine surprise pour le camp anti-AKP, Muharrem Ince a terminé sa campagne à Istanbul avec un rassemblement géant durant lequel il a dénoncé l’autoritarisme, la corruption et le déni de justice du camp AKP-Erdogan, promettant une « Turquie unie, une justice rétablie, des médias indépendants », un retour au système parlementaire et un « redémarrage de l’économie », tout en promettant de se rapprocher de l’Union européenne. Habile, Ince a même tenté de gagner les voix et les cœurs des Kurdes et des autres minorités hostiles à l’alliance entre l’AKP et l’extrême-droite anti-kurdes, en promettant d’être « le président de 81 millions de Turcs, qu’ils soient de droite, de gauche, alévis, sunnites, turcs, kurdes »…Toutefois, cette rhétorique n’a pas suscité pour autant un ras-de-marée, même si son score (plus de 30 % à la présidentielle et aux législatives) soit le meilleur jamais réalisé par les kémalistes depuis des décennies.


- 3/ L’ex-outsider MeralAksener : l’ex-ministre de l’intérieur,qui représente le centre droit conservateur anti-islamisteet nationaliste, a créé en octobre dernier le « Bon parti »(Iyi Parti), scission du parti d’extrême-droite de l’action nationaliste (MHP) allié à l’AKP d’Erdogan.Aksenerpouvait être dangereuse pour le pouvoir car elle prend des voix aux deux partis pro-Erdogan parmi les déçus de la dérive autoritaire-islamiste du « reis ».Son nationalisme incontestable et son expérience d’ancienne ministre ne font pas d’elle une novice mais une concurrente dangereuse. Son parti et donc sa candidature ont été tués dans l’œuf par le choix d’Erdogan d’anticiper les élections, ce qui a empêché le Bon parti d’avoir le temps de se préparer efficacement aux nouvelles élections.


- 4/ Selahattin Demirtas : le « candidat emprisonné » choisi par le parti (pro-kurde) démocratique des peuples (HDP), né le 10 avril 1973 à Diyarbakir (sud-est), n’a pas rejoint l’opposition d’Ince et Aksener, notamment en raison du nationalisme anti-kurde du CHP et du Bon parti. Il partage toutefois leur rejet de l’« hyperprésidence »d’Erdogan. En détention depuis novembre 2016, Demirtas est accusé par le gouvernement turc de diriger officieusement le mouvement « terroriste » kurde PKK. Cet avocat dénonce cetteaccusation calomnieuse qui s’apparente à une « prised’otage » politique. En tant que candidat des Kurdes, il n’est pas un concurrent dangereux pour Erdogan, toutefois, il est très redouté depuis que, lors de l'élection présidentielle de 2014, il a frôlé les 10% et mit à mal l’AKP d’Erdogan qui ne put pour cette raison bénéficier de la majorité absolue. Le HDP l’a payé cher puisque nombre de ses députés élus ont été en rétorsion ou emprisonnés.Demirtasa donc fait campagne depuis sa prison de haute sécurité d’Edirne, en Thrace orientale. Il a gagné son pari en parvenant à dépasser 8 % à la présidentielle et il a fait entrer son parti au Parlement comme en 2014 en franchissant la barre des 10%.


- 5/ Temel Karamollaoglu,« l’islamiste rival d’Erdogan »,leader du Parti de la Félicité (SP, islamiste issu de la même matrice Milli Görüsque l’AKP, a scellé quant à lui une alliance contre-nature avec ses ennemis kémalistes-nationalistes (Ince et Aksener) face au président turc. Né le 7 juin 1941 à Kahramanmaras (sud), karamollaoglucombat l’hyperprésidentialisme et la mégalomanie étouffante d’Erdogan. Trois fois député du Parti de la prospérité Refah, dont fut membre Recep Taiyyp Erdogan dans le passé, cet ex-proche collaborateur de Necmettin Erbakan, leur mentor commun, a été maire de la ville de Sivas en 1993 au moment où un incendie criminel provoquépar des fanatiques islamistes causa la mort de 37 intellectuels alévis dans un hôtel de la ville. Or les Alevis, la plus grosse communauté religieuse du pays après les sunnites, votent traditionnellement kémaliste ou pour la gauche révolutionnaire et antifasciste, ce qui a rendu improbable un report des voix du SP sur le candidat du parti CHP d’Ince, le parti de la majorité des Alévis.


- 6/ Dogu Perinçek, le candidat de la gauche nationaliste, né le 17 juin 1942 à Gaziantep (sud), à la tête du Parti patriote (Vatan) de gauche, Perinçek, docteur en droit, incarcéré après le coup d'Etat militaire de 1980, s’est illustré quant à lui dans le passé pour sa négation obsessionnelle du génocide des arméniens qui l’a poussé à saisir la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) afin de« défendre son droit à nier le caractère génocidaire du massacre des Arméniens pendant la Première guerre mondiale » sous l’empire ottoman…. Il ne pèse pas grand-chose mais a fait partie des candidats à la présidentielle.


Un boulevard pour Erdogan le néo-Sultan ou Calife ottoman


Véritable bête ou même génie politique, Recep Tayyip Erdogan a donc gagné son pari de remporter ces élections dès le premier tour. Le « reis »va pouvoir se doter définitivement de pouvoirs dignes d’un Sultan, ceci en conformité avec les résultats du référendum d’avril 2017 approuvé par les électeurs turcs qui prévoyait d’ici les prochaines élections initialement fixées en novembre 2019 de doter le président des quasi pleins pouvoirs et de retirer la plupart des compétences du Parlement. C’est afin de mettre en œuvre cette réforme hyperprésidentialiste qu’Erdogan a décidé d’avancer les élections de 16 mois, le but étant de couper l’herbe sous le pied du HDP de MuharremInce et du nouveau parti de MeralAksener.


Dans ce contexte, Erdogan a fait emprisonner le leader kurde Demirtas, et il a quasiment monopolisé à lui seul les affiches de campagnes publiques et les temps d’antenne. Sans compter que nombre de meetings électoraux de l’opposition ont été rendus inaudibles ou carrément interdits. Dans sa campagne d’une rare arrogance et violence verbale, Erdogan a systématiquement qualifié l’alliance des partis d’opposition de « terroristes » ou de « mécréants », et il n’a cessé de rappeler au peuple turc que la nouvelle prospérité de la Turquie lui doit tout, sous-entendant que c’est lui ou le déluge et que ne pas voter pour lui est une forme d’ingratitude. De ce fait,la majorité des Turcs s’est résignée et n’a même plus osé imaginerla défaite du « reis ». Théoriquement, Erdogan aurait certes pu perdre gros si l’opposition kémaliste-nationaliste avait su s’entendre avec les Kurdes de Demirtas et si il n’avait pas atteint 51 % au premier tour. Les Kémalistes et les Kurdes pouvaient toujours rêver de faire tomber le Sultan-président, mais il était difficile de pronostiquer un autre scénario que celui de la victoire d’Erdogan, qui détient déjà depuis la fin des années 2010 tous les leviers du pouvoir, et qui a mis hors d’état de nuire tous ses ennemis institutionnels. On peut désormais qualifier Erdogan de Sultan sans que cela soit moqueur. Son projet civilisationnel « néo-ottoman » est en marche. Plus rien ne sera plus comme avant. La Turquie ne peut plus être considérée comme un pays « occidental ». Son appartenance à l’OTAN n’a plus vraiment de sens. Et son entrée dans l’Union européenne devient une idée à la fois incohérente et saugrenue.


Bien que son parti et ses proches contrôlent désormais la quasi-totalité de la presse turque écrite et audiovisuelle et que nombre de ses opposants, notamment kurdes, et journalistes anti-AKP soient en prison, Erdogan n’était pas 100 % certain d’être réélu dès le premier tour, tout en étant sur de l’être au moins au second. D’après le dépouillement publié par l’agence Anadolu, non seulement le président-candidat est vainqueur du scrutin, mais son parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement), allié au parti d’extrême-droite MHP, obtient une majorité confortable au Parlement turc (53,82%).

Il est vrai que les médias turcs, désormais aux ordres du néo-Sultan, ont grandement facilité les choses en ne retransmettant que les meetings du « Reis » et en boycottant ceux de ses opposants puis en instaurant un climat de terreur au sein des masses et de l’opposition empêchée de faire normalement campagne.

Bien qu’unie pour la première depuis 16 ans autour du refus de l’hyperprésidence de plus en plus autoritaire d’Erdogan,qui devrait rentrer en vigueur après le 24 juin, l’opposition turque laïque-kémaliste et nationaliste n’a pas été capable de créer la surprise et de mettre fin au règne d’Erdogan qui bénéficie d’un crédit profond au sein des masses pauvres et des nouvelles classes moyennes anatoliennes réislamisées. La déception est grande pour l’outsider kémaliste,Muharrem Ince, candidat du Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche), crédité de près de 30 %, qui dénonce en vain les fraudes « massives » et refuse le verdict électoral. Selon le CHP, qui a envoyé des représentants dans la plupart des 180 000 bureaux de vote, le camp Erdogan aurait incité au bourrage massif d’urnes et aurait obtenu selon ses adversaires « moins de 50 % des voix ». Toutefois, la réalité est que les protestations de l’opposition laïque-kémaliste ne changeront pas la donne, Erdogan se vantant d’avoir « donné une leçon de démocratie » au monde entier et remis les « mécréants » à leur place, une idée qui paraît extrémiste et arrogante pour un occidental moyen ou pour les élites modernistes et laïques de l’Ouest favorables à Ince, mais qui est très populaire au sein des masses turques sunnites qui voient Erdogan comme un véritable « père de la Nation », un nouveau « Atätürk à l’envers »


« Changement de civilisation » ou revanchisme néo-ottoman ?


En avril 1997, lors du référendum sur la réforme constitutionnelle qui supprimait le parlementarisme et donnait au président turc des pouvoirs dignes d’un Sultan, RecepTaiyyp Erdogan avait déclaré qu’il s’agissait là d’un véritable « changement de civilisation », d’un retour aux sources, et que plus rien ne serait plus comme avant : la Turquie allait « redevenir elle-même », elle allait renouer fièrement avec ses racines islamo-orientales et ottomanes, et les élites dirigeantes réislamisées allaient définitivement mettre fin au règne des « traitres » et des « mécréants » qui ont acculturé la Turquie depuis l’abolition du Sultanat et du Califat ottomans entre 1923 (création de la République turque ») et 1924, dates à partir de laquelle Atätürk l’élite « anti-islamique » qui a lutté contre les grandes confréries islamiques a commencé à régner en Turquie en désislamisant de façon autoritaire le pays, notamment en transformant Sainte Sophie en musée, en interdisant la Charià, le voile islamique, le fez et les partis politiques islamiques, et surtout en imposant par le haut, de façon violente, une laïcité (« laiklik » en turc), considérée comme agressive, liberticide et « apostate ».

L’une des raisons du succès populaire d’Erdogan réside dans le fait que depuis le début de son règne, il ne cesse de redonner une fierté à ce peuple turc islamique jadis humilié et soumis par des laïques méprisants. Depuisla réforme constitutionnelle de 2017 et ce « nouveau départ civilisationnel », le néo-sultan Erdogan n’a cessé de répéter que son horizon préféré est celui de 2023, date du centenaire de la fondation de la République et de l’abolition du Califat-Sultanat ottomans qu’il a même promis de rétablir au moins symboliquement à l’occasion de conférences publiques. En ce sens, ce qui s’est joué dimanche, c’est l’aboutissement de la lutte existentielle profonde et jamais terminée depuis la fin de l’empire ottoman (aboli par l’apostat « Atätürk » honni par les électeurs d’Erdogan) entre,d’une part,les islamistes nostalgiques del’empire turco-ottoman,incarnés par lecharismatique Erdogan et, de l’autre, les kémalistes-nationalistes ou de gauche nostalgiques du laïcard et « apostat » Atätürk. Certes, Erdogan n’a jamais commis l’erreur d’insulter directement le « père des Turcs » (Atätürk »), dont les portraits sont omniprésents partout en Turquie dans les lieux publics, mais ses attaques et piques contre les « élites mécréantes » et les « ennemis de l’islam » à la « remorque des Occidentaux » sont très claires et visent clairement les Kémalistes qui ont voté pour MuharremInce, notamment, puis pour la gauche pro-kurde marxiste.


Depuis la fin des années 1990, le moteur du succès d’Erdogan et de son noyau-dur « national-islamiste » est la revanche identitaire qui consiste à réconcilier la Turquie avec son identité islamique-ottomane fondatrice en flattant l’orgueil blessé de millions de Turcs anatoliens conservateurs qui ont étémis à l’écart des affaires durant des décennies par les adeptes d’Atätürk et les « pro-occidentaux ». Même si Erdogan tente parfois de réislamiser l’image d’Atätürk et l’idéologie kémaliste, ses électeurs musulmans pratiquants comprennent parfaitement les messages codés du « reis » dont l’une des missions est de laver l’affront fait par les Kémalistes à la Sainte Turquie ottomane qui a été à la tête du monde musulman durant cinq siècles et doit le redevenir, d’où l’activisme d’Erdogan dans l’ensemble du monde musulman, des Balkans et des « banlieues de l’islam » d’Europe à l’Indonésie en passant par les pays turcophones et le monde arabe.


Ce « panislamisme » néo-ottoman n’empêche pas le président victorieux de jouer en même temps la carte de l’ultra-nationalisme, anti-kurde, panturquiste et quasiment fascisant, qui plait à de nombreux nationalistes turcs jadis anti-islamistes comme le MHP et les Loups Gris mais aujourd’hui alliés du parti AKP d’Erdogan. Comme Poutine en Russie, qui a redonné une fierté à la Russie en renouant avec le tsarisme, le panslavisme et l’orthodoxie après des décennies de communisme athée, d’internationalisme acculturant et « d’humiliation occidentale », Erdogan est très populaire auprès de la majorité des citoyens turcs sunnites à la fois très nationalistes et attachés à leur identité islamique ottomane symbole de grandeur passée que le président promet de rétablir et qui est symbolisée par ses projets pharaoniques (Palais présidentiel digne du plus grand sultan, Mosquées gigantesques, projet de Canal Turquie-Mer-Noire ; projection de puissance en Irak, Libye, interventions militaires en Syrie, etc.


Certes, Erdogan est combattu et détesté par les élites kémalistes pro-occidentales désislamisées et les classes moyennes laïcisées de l’Ouest du pays qui ont voté majoritairement pour le kémaliste MuharremInce. Celles-ci sont toutefois incontestablement minoritairesdémographiquement et politiquement. Cette Turquie laïque et acculturée de l’Ouest,incarnée par le candidat anticlérical pro-occidental Ince, qui a réuni des millions de personnes à Izmir et Istanbul, a été définitivement vaincue « civilisationnellement »et politiquement depuis l’arrivée au pouvoir en 2002 de l’« Atätürk à l’envers » qu’est Erdogan. Les dernières élections qui ont donné vainqueurs le AKP d’Erdogan et son allié du MHP en sont la dernière manifestation.


Le réveil de l’opposition laïque, les six candidats en lice



Face aux forces islamo-nationalistes pro-gouvernementales représentées par le parti de Recep Erdogan (AKP) et le Parti d’action nationale (MHP, extrême-droite), qui ont formé une alliance parlementaire et présidentielle, les kémalistes du Parti républicain du peuple (CHP, centre gauche, parti d’Atatürk) et les nationalistes conservateurs du Bon Parti (Iyi partisi), ont formé une alliance législative inédite avec lepetit Parti de la félicité (Saadet partisi, islamiste, rival de l’AKp hostile à la dérive autoritaire et à la corruption).

Au total, six candidats se sont présentés à la présidentielle.


-1/ Tout d’abord le candidat-président « sortant et restant » : Recep Tayyip Erdogan. Cet ancien footballeur et apprenti-imam, ancien maire d’Istanbul, militant islamiste de la première heure disciple de Turgut Özal et de Necmettin Erbakan, appuyé par les grandes confréries religieuses sunnites nostalgiques du Califat ottoman(Naqshbandiyya, etc) et les Frères musulmans, està la tête du pays depuis 2003 (Premier ministre, puis président depuis 2014). Créateur del’AKP en 2000 après avoir été emprisonné par les militaires kémalistes, Erdogan a juré de venger l’affront que les « mécréants » apostats ont infligé à la Turquie jadis ottomane en l’acculturant depuis 1923 et en l’occidentalisant à outrance au profit d’un laïcisme anti-islamique.Outre les succès économiques depuis 16 années de pouvoir AKP (la prospérité des Turcs a été multipliée par trois), Erdogan disposait d’un autre atout central lors de ces élections : depuis 2016 et les purges impitoyableslancées en réaction au coup d’Etat manqué contre lui, il règne en maître absolu : état d’urgence, mainmise sur les médias, réduction au silence d’une partie de l’opposition et la quasi-totalité des médias et même des intellectuels récalcitrants. Au total, 107 000 fonctionnaires – policiers, juges et professeurs – ont été congédiés par décret, 50 000 « opposants dangereux » ont été arrêtés ou sont en attente d’un procès non équitable, et des centaines d’officiers, députés et journalistes ont été emprisonnés ou sont rentrés dans le rangs, de sorte qu’Erdogan fait à peu près ce qu’il veut. Il est devenu aussi puissant qu’Al-Sissi en Egypte ou Xi Jinping en Chine.



- 2/ Ensuite « l’outsider kémaliste » Muharrem Ince : né le 4 mai 1964 à Yalova (nord-ouest), 54 ans, cet ancien professeur de physique-chimie - difficile à emprisonner pour Erdogan en raison du caractère presque intouchable de la légitimité historique de son parti pro-Atätürk (CHP) - asemblé redonnerde la force au kémalisme par son charisme, ceci après des années de manque de visions et de leadership du CHP. Divine surprise pour le camp anti-AKP, Muharrem Ince a terminé sa campagne à Istanbul avec un rassemblement géant durant lequel il a dénoncé l’autoritarisme, la corruption et le déni de justice du camp AKP-Erdogan, promettant une « Turquie unie, une justice rétablie, des médias indépendants », un retour au système parlementaire et un « redémarrage de l’économie », tout en promettant de se rapprocher de l’Union européenne. Habile, Ince a même tenté de gagner les voix et les cœurs des Kurdes et des autres minorités hostiles à l’alliance entre l’AKP et l’extrême-droite anti-kurdes, en promettant d’être « le président de 81 millions de Turcs, qu’ils soient de droite, de gauche, alévis, sunnites, turcs, kurdes »…Toutefois, cette rhétorique n’a pas suscité pour autant un ras-de-marée, même si son score (plus de 30 % à la présidentielle et aux législatives) soit le meilleur jamais réalisé par les kémalistes depuis des décennies.


- 3/ L’ex-outsider MeralAksener : l’ex-ministre de l’intérieur,qui représente le centre droit conservateur anti-islamisteet nationaliste, a créé en octobre dernier le « Bon parti »(Iyi Parti), scission du parti d’extrême-droite de l’action nationaliste (MHP) allié à l’AKP d’Erdogan.Aksenerpouvait être dangereuse pour le pouvoir car elle prend des voix aux deux partis pro-Erdogan parmi les déçus de la dérive autoritaire-islamiste du « reis ».Son nationalisme incontestable et son expérience d’ancienne ministre ne font pas d’elle une novice mais une concurrente dangereuse. Son parti et donc sa candidature ont été tués dans l’œuf par le choix d’Erdogan d’anticiper les élections, ce qui a empêché le Bon parti d’avoir le temps de se préparer efficacement aux nouvelles élections.


- 4/ Selahattin Demirtas :le « candidat emprisonné » choisi par le parti (pro-kurde) démocratique des peuples (HDP), né le 10 avril 1973 à Diyarbakir (sud-est), n’a pas rejoint l’opposition d’Ince et Aksener, notamment en raison du nationalisme anti-kurde du CHP et du Bon parti. Il partage toutefois leur rejet de l’« hyperprésidence »d’Erdogan. En détention depuis novembre 2016, Demirtas est accusé par le gouvernement turc de diriger officieusement le mouvement « terroriste » kurde PKK. Cet avocat dénonce cetteaccusation calomnieuse qui s’apparente à une « prised’otage » politique. En tant que candidat des Kurdes, il n’est pas un concurrent dangereux pour Erdogan, toutefois, il est très redouté depuis que, lors de l'élection présidentielle de 2014, il a frôlé les 10% et mit à mal l’AKP d’Erdogan qui ne put pour cette raison bénéficier de la majorité absolue. Le HDP l’a payé cher puisque nombre de ses députés élus ont été en rétorsion ou emprisonnés. Demirtasa donc fait campagne depuis sa prison de haute sécurité d’Edirne, en Thrace orientale. Il a gagné son pari en parvenant à dépasser 8 % à la présidentielle et il a fait entrer son parti au Parlement comme en 2014 en franchissant la barre des 10%.


- 5/ TemelKaramollaoglu,« l’islamiste rival d’Erdogan »,leader du Parti de la Félicité (SP, islamiste issu de la même matrice Milli Görüsque l’AKP, a scellé quant à lui une alliance contre-nature avec ses ennemis kémalistes-nationalistes (Ince et Aksener) face au président turc. Né le 7 juin 1941 à Kahramanmaras (sud), karamollaoglucombat l’hyperprésidentialisme et la mégalomanie étouffante d’Erdogan. Trois fois député du Parti de la prospérité Refah, dont fut membre Recep Taiyyp Erdogan dans le passé, cet ex-proche collaborateur de Necmettin Erbakan, leur mentor commun, a été maire de la ville de Sivas en 1993 au moment où un incendie criminel provoquépar des fanatiques islamistes causa la mort de 37 intellectuels alévis dans un hôtel de la ville. Or les Alevis, la plus grosse communauté religieuse du pays après les sunnites, votent traditionnellement kémaliste ou pour la gauche révolutionnaire et antifasciste, ce qui a rendu improbable un report des voix du SP sur le candidat du parti CHP d’Ince, le parti de la majorité des Alévis.


- 6/ Dogu Perinçek, le candidat de la gauche nationaliste, né le 17 juin 1942 à Gaziantep (sud), à la tête du Parti patriote (Vatan) de gauche, Perinçek, docteur en droit, incarcéré après le coup d'Etat militaire de 1980, s’est illustré quant à lui dans le passé pour sa négation obsessionnelle du génocide des arméniens qui l’a poussé à saisir la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) afin de« défendre son droit à nier le caractère génocidaire du massacre des Arméniens pendant la Première guerre mondiale » sous l’empire ottoman…. Il ne pèse pas grand-chose mais a fait partie des candidats à la présidentielle.


Un boulevard pour Erdogan le néo-Sultan ou Calife ottoman


Véritable bête ou même génie politique, Recep Tayyip Erdogan a donc gagné son pari de remporter ces élections dès le premier tour. Le « reis »va pouvoir se doter définitivement de pouvoirs dignes d’un Sultan, ceci en conformité avec les résultats du référendum d’avril 2017 approuvé par les électeurs turcs qui prévoyait d’ici les prochaines élections initialement fixées en novembre 2019 de doter le président des quasi pleins pouvoirs et de retirer la plupart des compétences du Parlement. C’est afin de mettre en œuvre cette réforme hyperprésidentialiste qu’Erdogan a décidé d’avancer les élections de 16 mois, le but étant de couper l’herbe sous le pied du HDP de MuharremInce et du nouveau parti de MeralAksener.


Dans un contexte, Erdogan a fait emprisonner le leader kurde Demirtas, et il a quasiment monopolisé à lui seul les affiches de campagnes publiques et les temps d’antenne. Sans compter que nombre de meetings électoraux de l’opposition ont été rendus inaudibles ou carrément interdits. Dans sa campagne d’une rare arrogance et violence verbale, Erdogan a systématiquement qualifié l’alliance des partis d’opposition de « terroristes » ou de « mécréants », et il n’a cessé de rappeler au peuple turc que la nouvelle prospérité de la Turquie lui doit tout, sous-entendant que c’est lui ou le déluge et que ne pas voter pour lui est une forme d’ingratitude. De ce fait,la majorité des Turcs s’est résignée et n’a même plus osé imaginerla défaite du « reis ». Théoriquement, Erdogan aurait certes pu perdre gros si l’opposition kémaliste-nationaliste avait su s’entendre avec les Kurdes de Demirtas et si il n’avait pas atteint 51 % au premier tour. Les Kémalistes et les Kurdes pouvaient toujours rêver de faire tomber le Sultan-président, mais il était difficile de pronostiquer un autre scénario que celui de la victoire d’Erdogan, qui détient déjà depuis la fin des années 2010 tous les leviers du pouvoir, et qui a mis hors d’état de nuire tous ses ennemis institutionnels. On peut désormais qualifier Erdogan de Sultan sans que cela soit moqueur. Son projet civilisationnel « néo-ottoman » est en marche. Plus rien ne sera plus comme avant. La Turquie ne peut plus être considérée comme un pays « occidental ». Son appartenance à l’OTAN n’a plus vraiment de sens. Et son entrée dans l’Union européenne devient une idée à la fois incohérente et saugrenue.


Source: http://www.atlantico.fr/decryptage/enjeux-elections-turques-24-juin-erdogan-nouveau-sultan-ataturk-envers-alexandre-del-valle-3434017.html

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