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Arabie-saoudite versus Qatar : quand le Tigre critique les griffes du Chaton…

Alexandre del Valle revient sur l’ubuesque crise qui oppose le Qatar à l’Arabie-saoudite et ses alliés émiratis, bahreinis et égyptiens dans un triple contexte de Fitna chiites-sunnites, de guerre Arabie sunnite/Iran et de désinformation américano-saoudienne pour faire croire que les Saoud-wahhabites pressés par Trump combattent un totalitarisme islamiste qu’ils ont créé…

L’occasion est aussi de justifier-pérenniser le cynique Pacte de Quincy qui unit Riyad et Washington depuis 1945, une alliance « contra-civilisationnelle » et funeste qui a contribué à répandre partout dans le monde musulman et en Occident le venin du salafisme.


Jeu de dupes et désinformation planétaire


Rappelons les faits : en réaction aux propos de l’émir du Qatar, le cheikh Tamim Ben Hamad Al-Thani [1] ont accusé Doha de « trahison » puis l’ont puni (boycott, fermeture des liaisons aériennes, suppression des relations diplomatiques, etc).


En rompant avec le Qatar, l’Arabie saoudite fait d’une pierre deux coups :

- elle se fait passer pour un allié fiable dans la lutte antiterroriste et anti-islamiste – ce qui est en soi ubuesque et digne d’une l’intox soviétique;

- et elle envoie un message au Qatar afin de le contraindre à rompre avec l’Iran et les Frères musulmans.

En fait, on reproche non pas au Qatar de soutenir en soi des terroristes, puisque les Saoudiens les battent de très loin dans ce sport, mais de soutenir certains terroristes frères musulmans actifs en Egypte et à Gaza [2]. Preuve que l’on ne reproche pas à Doha son appui à Da’esh ou Al-Qaïda mais simplement les ennemis des Saoudiens et de leurs alliés, le Qatar, bien que sunnite-wahhabite comme les Saoudiens, est accusé d’entretenir de trop bons rapports avec l’Iran et donc l’Axe chiite (Hezbollah inclus), qui est, aujourd’hui, avec les Kurdes, le pôle le plus engagé dans la lutte contre l’islamisme jihadiste de Da’esh et d’Al-Qaïda.

Mais peu importe le réel, les mots sont essentiels, et le public berné est censé retenir de cette affaire que Riyad combat les islamistes soutenus par le Qatar, et l’opération de « com » est réussie, l’essentiel pour Trump étant de renforcer un front anti-chiite et de satisfaire l’Egypte, ses alliés du Golfe et Israël qui combattent plus les Frères musulmans et l’axe chiite pro-iranien, leur ennemi principal, que les salafistes-jihadistes jugés moins existentiellement dangereux pour le moment.


Rien de nouveau sous le soleil


Ces querelles entre frères wahhabites qatari et saoudien en désaccord sur l’Iran et les Frères musulmans sont loin d’être nouvelles.

On se rappelle d’une précédente crise survenue entre l’émirat qatari et ses partenaires du Golfe en 2014, après que le Qatar ait exaspéré nombre de pays arabes par son soutien aux rebelles du « Printemps arabe », notamment les partis et combattants frères-musulmans (via Al-Jazira, basée à Doha, les gazo-dollars et les armes). Ces rebelles avaient déstabilisé plusieurs pays et menacé les intérêts de la monarchie saoudienne, des Emirats et de l’armée égyptienne, d’où le coup d’Etat du maréchal Al-Sissi contre le frère-musulman pro-qatari Mohamed Morsi en 2013.


Cette fois-ci, la crise est plus grave et plus globale encore car elle est à replacer dans un double contexte :

- 1/ celui de la guerre économico-politico-religieuse qui oppose l’Arabie saoudite à l'Iran (camp sunnite vs axe chiite)

- 2/ puis celui de la nouvelle stratégie pro-saoudienne, anti-iranienne et anti-terroriste de Donald Trump, qui s’est rendu récemment en Arabie en apportant son clair soutien à l’Axe pro-saoud-sunnite, à la fois hostile à Téhéran et aux Frères musulmans, ceci en rupture avec la politique de Barak Obama qui s’était rapproché de l’Iran au grand dam de Riyad.


La venue récente de Trump en Saoudie - très populaire en Arabie saoudite pour cette raison et fort de ses propos de campagne très hostiles à l’Iran et aux accords sur le nucléaires conclus sous Obama - a contribué à déclencher cette crise qui couvait déjà, sachant que le nouveau président américain, conscient que son soutien aux Saoud-wahhabite déconcerte rait son propre camp, a assorti son appui d’une demande expresse aux Saoudiens et à leurs alliés de faire plus pour combattre l’islamisme radical, le terrorisme et son financement.


A cet égard, les attentats islamistes commis en Occident ces derniers mois ont une fois de plus relancé le débat sur le soutien problématique de l’Arabie saoudite à de nombreux groupes islamistes radicaux et en général à la mouvance salafiste mondiale.


Adepte des "deals" fondés sur les rapports de forces et d’un pragmatisme dépourvu amoral s’accommodant de dictatures "alliées", Trump a témoigné un énorme respect, presqu’exagéré, envers l’Arabie saoudite, pays-phare du totalitarisme islamiste sunnite qui a été présenté par lui comme le nouveau centre, avec les Emirats et l’Egypte du Maréchal Al-Sissi, d’un axe anti-terroriste mondial adepte d’un islam « modéré »...

Certes, on croit rêver, mais ce jeu de mensonges et de dupes repose sur des intérêts économico-stratégiques qui pèsent bien plus lourds, pour les stratèges états-uniens et trumpistes, que les quelques « dommages collatéraux » que sont les attentats jihadistes commis par des jeunes fanatisés dont l’idéologie salafiste doit tout au wahhabisme. Rappelons seulement que dans le cadre de la promotion de cette forme la plus extrême, totalitaire, obscurantiste, raciste et misogyne de l’islam sunnite, qui a littéralement défiguré le monde musulman depuis qu’elle contrôle les lieux saints de l’islam, l’Arabie saoudite et sa Ligue islamique mondiale, qui a pignon sur rue dans nos propres démocraties, ont dépensé depuis les années 1970 plus de 75 milliards de dollars. Certes, cette promotion du salafisme n’est pas ouvertement terroriste et est souvent assortie, dans sa version « institutionnelle », d’une condamnation de la barbarie de Da’esh ou AL-Qaida, mais elle légitime une vision du monde bédouine, haineuse envers les « mécréants », sanguinaire et totalitaire dont s’inspire le salafisme-jihadiste. Rappelons enfin qu’Al-Qaïda est historiquement une « joint-venture » pakistano-saoudienne et que les services secrets d’Arabie saoudite ont financé et armé de nombreux groupes jihadistes depuis la guerre d’Afghanistan contre l’Armée rouge jusqu’aux guerres en Irak, en Syrie ou au Mali.


Contradiction, schizophrénie géopolitique ou double-triple jeu ?


Ainsi, à ceux qui disent que l’alliance scellée entre l’Arabie, les Emirats, l’Egypte et l’Amérique à Riyad [3], est une alliance contradictoire [4], il faut répondre que l’adage « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » est particulièrement vérifiable au Moyen-Orient.

Il est vrai que l’étrange « Travel Ban » de Trump, qui a consisté à bannir les réfugiés et ressortissants de plusieurs pays musulmans pour se « protéger de l’islamisme terroriste » tout en en exonérant le Pakistan, le Qatar ou l’Arabie saoudite, a de quoi faire sourire ou s’arracher les cheveux.

D’une manière générale, prétendre combattre l’extrémisme islamiste depuis le centre mondial salafiste qu’est l’Arabie saoudite, est une véritable imposture intellectuelle et stratégique qui ne peut duper que les plus ignorants des électeurs de Trump ou autres « idiots-utiles » occidentaux.

Toutefois, Donald Trump est probablement plus cynique que dupe dans cette affaire car il a clairement « responsabilisé » ses alliés wahhabites obscurantistes en les appelant à lutter plus efficacement contre le terrorisme et le financement de l’islamisme radical.

En fin de compte, ce que l’on reproche réellement aux Qataris c’est de fragiliser les dictatures arabes en place par le soutien aux Frères musulmans, dont le Hamas pro-iranien, et aux rebelles tous-azimuts depuis le printemps arabe.


Une formidable opération de désinformation planétaire et d’hypocrisie géopolitique


L’Arabie saoudite fait d’une pierre trois coups :

- se dédouaner en dénonçant le Qatar ;

- renforcer le pôle anti-iranien soutenu par les Etats-Unis de Trump ;

- discréditer les forces qui menacent sa dictature totalitaire.

Ne soyons pas dupes, l’Arabie saoudite [5] a très peur que ses alliés américains et anglais, ne lui demandent des comptes et ne la démasquent, comme en 2001, dans son persistant double jeu [6].

La rupture très médiatisée avec le Qatar arrive donc à point nommé pour faire croire aux alliés américains et au monde que le « gardien des Lieux saints » et du wahhabisme-salafiste aurait « changé », qu’il serait même devenu le fer de lance de cette offensive diplomatique «anti-terroriste» et contre l’islam politique en général.


Le train qui en cache un autre


Dénoncer les Frères musulmans pour apparaître anti-islamiste est une escroquerie intellectuelle de la part de Riyad, car chacun sait que les Frères musulmans, longtemps réfugiés en Arabie lorsqu’ils étaient combattus sous Nasser en Egypte, ont été aidés financièrement et appuyés géopolitiquement et idéologiquement par l’Arabie saoudite de façon officielle, y compris via la Ligue islamique mondiale, ceci partout dans le monde.

En réalité, la rupture date des années 1990, depuis que les Frères musulmans - modèle islamiste sunnite le plus subversif -, ont commencé à représenter une menace politique en Arabie saoudite.

Les Frères ont certes une matrice religieuse-doctrinale commune (salafiyya) avec les wahhabites, mais ils diffèrent en ce sens qu’ils sont moins obsessionnellement anti-chiites, plus populaires plus libres, plus favorables aux élections et surtout hostiles au pouvoir monarchique pro-américain en place dans la péninsule entièrement sécurisée par les armées occidentales. L’Arabie saoudite veut donc à la fois plaire aux alliés anglo-américains-occidentaux, et surtout régler ses comptes avec un pays qui appuie une organisation séditieuse sur son territoire.


Le principe du « bouc émissaire - épouvantail »


La crise Arabie-Qatar relève ainsi de la plus formidable opération de désinformation et de manipulation diplomatico-médiatique mondiale de l’histoire de la lutte anti-terroriste depuis des décennies.

Grâce à cette crise, Riyad, qui a promis tant de contrats à Trump, espère que les Etats-Unis, les opinions occidentales et Theresa May [7] renonceront à dénoncer son triple jeu:

- aide aux jihadistes anti-occidentaux ;

- promotion du salafisme mais lutte contre les FM ;

- et alliance avec les pays de l’OTAN et participations massives dans l’ économie anglo-saxonne et occidentale.


Du côté des Etats-Unis du cynique « dealer » Trump, l’idée est que cette intox d’un Riyad qui combat l’extrémisme permette de faire passer la pilule dans l’opinion occidentale et de dévier son attention vers les seuls épouvantails-expiatoires qatari et iranien, accusés d’être les seuls « vrais » soutiens des terroristes via le Hamas et le Hezbollah et autres combattants en Syrie.


Accusations-miroirs et contre-messages : « ne faites pas ce que je fais » !


L’Arabie saoudite continue à promouvoir son modèle salafiste-wahhabite partout dans le monde afin d’asseoir son emprise sur l’ensemble du monde musulman - devenu de plus en plus fanatique sous son influence depuis plus de 50 ans - puis de renforcer l’axe anti-iranien et anti-chiite.

Dans cette guerre par interposition, les plus violents foyers d’affrontement sont la Syrie, le Yémen, et l’Irak, où Riyad soutient le gros des effectifs combattants anti-chiites et salafistes ou sunnites, aux côtés des Occidentaux, de la Turquie et même de l’allié-ennemi qatari...

Dans le cadre de sa guerre contre les rebelles chiites-salafistes au Yémen, l’Arabie saoudite a épargné à plusieurs reprises des zones tenues par Al-Qaïda (« l’ennemi sunnite de mon ennemi chiite est momentanément mon ami »…).

Si l’Arabie accuse le Qatar de soutenir les FM, Hamas compris, elle ne se gêne pas pour soutenir ces mêmes F