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De la réconciliation russo-turque au début de sortie de crise en Syrie : le retour de la Realpolitik

Encore une fois, l’Union européenne demeure la grande absente de ce vaste processus mondial, engluée qu’elle est à la fois dans son moralisme irréaliste et dans son "impuissance volontaire."



Géopolitico-scanner

Publié le 28 Janvier 2017


Après plusieurs articles du feuilleton géopolitique d’Alexandre del Valle sur les répercussions de l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis puis sur les solutions pour vaincre le totalitarisme islamiste dans le cadre d’une entente « panoccicentale », le géopolitologue analyse les pistes de sorties de crise en Syrie à l’aune du spectaculaire rapprochement entre la Russie et la Turquie sur fond de promotion d’un monde multipolaire et de retour de la Realpolitik. Encore une fois, l’Union européenne demeure la grande absente de ce vaste processus mondial, engluée qu’elle est à la fois dans son moralisme irréaliste et dans son « impuissance volontaire ».

Un moralisme anti-Bachar et anti-russe contre-productif qui a contribué à empêcher de trouver une solution de sortie de crise en Syrie et que le nouveau président américain lui-même semble abandonner au profit d’un pragmatisme géopolitique qui vise à cibler l’ennemi principal : l’islamisme jihadiste.


Depuis l’été 2016, la Turquie du néo-Sultan Erdoganet la Russie du néo-Tsar Poutine ont enterré momentanément leur hostilité géopolitique récurrente en développant une coopération bilatérale pragmatique fondée sur deux impératifs majeurs : premièrement la coopération économico-énergétique, deuxièmement la résolution de la crise syrienne sur les bases de la realpolitik. Cette nouvelle coopération économique et politique russo-turque peut sembler surprenante sachant que les deux empires ont été impliqués très longtemps dans des guerres autour de la domination régionale sur la Mer Noire et le Caucase.


Les Russes orthodoxes n’ont certes pas oublié que l’Empire ottoman a été fondé sur les ruines de l’Empire byzantin dont les Tsars se voulaient les héritiers spirituels et géopolitiques et il est clair que l’objectif de la Russie a toujours consisté à tenter de contrôler le Bosphore et les Dardanelles, la capitale ottomane elle=même et bien sûr la Mer noire et le Proche Orient, d’où les fondements de l’annexion de la Crimée et de l’intervention militaire russe en Syrie, deux zones stratégiques où se trouvent les seules bases russes en mer chaude méditerranéenne et noire. Après 1991, la politique étrangère russe a consisté à concentrer ses efforts sur les anciennes républiques soviétiques afin de reconstituer une nouvelle zone d’influence après la dislocation soviétique, ce qui a notamment suscité, dans les années 1990, l’implication russe dans des conflits interethniques en Moldavie, au Nord et au Sud du Caucase (Tchétchénie) et au Tajikistan en Asie centrale.Toutefois, ni la Turquie qui a renoué avec son panturquisme, ni la Russie qui contrôle toujours l’espace post-soviétique turcophone en Asie centrale n’ont jugé utile de s’affronter sur cette zone, préférant au contraire coopérer au niveau commercial, sachant qu’en 2010, le volume du commerce russo-turc dépassait les 30 milliards de dollars par an.


Parmi les projets-phare, on peut citer bien sûr le gazoduc sous-marin à travers la Mer Noire nommé Blue Stream, qui est devenu un outil de la stratégie de Vladimir Poutine pour créer des liens de dépendance par des fournitures de gaz au nord de l’Europe avec l’Allemagne (à travers Nord Stream) et dans le sud avec l’Italie (à travers South Stream, remplacé ensuite par Turkish Stream). Dans le même sens, l’opérateur russe du nucléaire civil Rosatom développe un projet de 20 milliards de dollars de construction d’une centrale nucléaire qui s’est concrétisé en 2013 avec la signature d’un accord avec l’entreprise de construction turque Özdoğu pour construire une centrale à Akkuyu au sud du pays.


Vision multipolaire commune et volonté de se répartir les rôles en Syrie

Depuis les années 1990, la diplomatie russe suit fondamentalement la doctrine d’un monde multipolaire, vision incarnée par l’Organisation de la Coopération de Shanghai à laquelle souscrit également de plus en plus la diplomatie turque d’Erdogan qui veut de plus en plus s’affranchir de l’Occident et qui est d’ailleurs en train de se réprocher de l’OCS dans le cadre d’une nouvelle stratégie « eurasienne ». Il est certes également vrai qu’en dépit de cette entente pragmatique multipolaire qui a commencé dans les années 2000, les deux pays ont été violemment opposés depuis le début du « printemps arabe » notamment autour de la crise syrienne. Ainsi, depuis le début des révoltes populaires arabes, la Russie a été systématiquement présentée dans les médias turcs comme un allié de Damas. Les journalistes turcs expliquaient l’attitude russe à l’égard de la Syrie par la volonté de Moscou de préserver son dernier allié au Moyen-Orient, ainsi que pour protéger ses fournitures d’armes au régime syrien et sa base navale à Tartous, mais aussi par les craintes du débordement du Printemps arabe sur la zone d’influence russe ou tout simplement par son ambition de s’opposer aux Etats-Unis et ses alliés au Moyen-Orient. Chacun se rappelle bien sûr la grave crise russo-turque lorsque qu’un bombardier Su-24 russe a été abattu, le 15 novembre 2015 par deux avions de chasse F-16 turcs. Moscou réagit alors en imposant des sanctions économiques sérieuses et en suspendant les liaisons aériennes avec la Turquie, ce qui mit un coup d’arrêt à l’arrivée des centaines de milliers de touristes russes sur les plages turque. Le volume des exportations turques en Russie chuta alors de 40% de 6 milliards de dollars en 2014 à 3.5 milliards de dollars en 2015.


Par sa fermeté vis-à-vis d’Ankara, Vladimir Poutine a bien plus gagné le respect d’Erdogan que l’Union européenne qui a cédé aux chantage du néo-sultan…

Six mois après cet incident grave, et à la suite de nombreux avertissements du Kremlin et même de menaces lourdes puis d’accusation selon lesquelles Ankara financerait Daesh et les jihadistes de tous poils, la Turquie a finalement adressé aux autorités russes ses excuses formelles. Erdogan s’est même rendu à Saint Pétersbourg prêter une sorte d’allégeance envers Poutine après le coup d’Etat pro-américain avorté (été 2016) et la prise de conscience des deux pays de la nécessité de se rapproche face à l’Occident et pour résoudre de façon plus pragmatique la crise syrienne sur les bases d’un partage de zones d’influence sachant que la Russie demeure le maître du ciel syrien. Alors qu’Erdogan n’a cessé d’insulter l’Union européenne qui s’était pourtant couchée devant lui en cédant au chantage du financement du retour des réfugiés Syriens, le président russe se faisait respecter par un néo=sultan qui n’aime résolument pas la faiblesse…


C’est ainsi que le 1er juillet 2016, les ministres étrangers des deux pays Sergeï Lavrov et MevlutCavusoglu se sont donc rencontrés à Sotchi pour discuter de façon fort pragmatiqueet « d’homme à homme » du dossier syrien.Il est vrai que le coup d’Etat manqué du 15 juillet 2016 a considérablement changé la configuration géopolitique. En fait, la diplomatie turque avaitdéjà commencé déjà à changer ses priorités dans les mois qui avaient précédé le putsch afin de mettre un terme à l’isolement international dans lequel Ankara s’est retrouvée suite à la dégradation de ses relations avec les Occidentaux qui critiquaient la dérive autoritaire « national-islamiste » d’Erdogan et sa gestion (chantage-racket) du dossier des réfugiés syriens de Turquie désirant gagner l’UE. En juin 2016, le Premier ministre BinaliYildirim a ainsidéclaré que la Turquie devait reconfigurer sa politique étrangère afin de « réduire ses ennemis » en prônant un rapprochement avec Israël, la Russie et l’Egypte.


Le tournant du coup d’Etat avorté de l’été 2016 à la nouvelle relation turco-russe

On sait que Vladimir Poutine futle premier chef d’Etat qui appela personnellementle président turc RecepTaiyypErdogan pour lui témoigner son « soutien » et condamner « sans réserves » la tentative de coup d’Etat pro-américain attribuée au groupe islamique pro-américain de FetullahGulen et dont Moscou avait eu vent et a même averti Ankara au dernier moment. En réponse, le ministre turc des Affaires étrangères MevlutCavusoglu remerciaalors la Russie pour son « soutien inconditionnel » après le coup d’Etat manqué, ceci alors que les Occidentaux suspectés de complicité par Ankara condamnaient plus la répression post-coup d’Etat d’Erdogan que le coup d’Etat lui-même…Ce ferme soutien contrastait avec le silence jugé coupable par Ankara des chancelleries occidentales pendant les heures qui ont suivi le début du putsch. Quant au Ministre russe des Affaires étrangères,Sergeï Lavrov, celui=ci expliquaopportunément que l’évolution des relations russo-turques dépendrait de ce comment les deux pays coopéreraient sur la solution de la crise syrienne.


En jouant la carte de la diplomatie multipolaire fondée sur la non-ingérence et l’alliance des nations souveraines face à l’interventionnisme occidental « arrogant », Moscou marquait un nouveau point et gagnait momentanément les faveurs d’Ankara, qui n’avait pas du tout les mêmes visions de la crise syrienne ni même les mêmes intérêts, mais qui, comme Téhéran, était un protagoniste incontournable avec lequel il fallait s’entendre de façon cynique et pragmatique afin de régler la crise syrienne ou du moins trouver une piste de sortie. Afin de sauver la face et de gagner les faveurs du Kremlin qui exigeait excuses et réparations, l’adjoint du Premier ministre Mehmet Simsek fit savoir tout aussi opportunément que les vrais responsables de l’avion russe abattu en 2015 et qui avaient participé au bombardement du Parlement turc pendant le putsch avorté étaient les généraux turcs gulenistes pro-américains les plus atlantistes qui voulaient renverser Erdogan.


Les pilotes turcs qui avaient abattu le bombardier russe furent donc emprisonnés et furent accusés de faire partie de la « conspiration » contre le néo-sultan Erdogan en train de préparer justement une réforme constitutionnelle visant à faire de la présidence un pouvoir absolu. Les autorités turques firent alors croire que l’incident de l’avion russe abattu avait fait partie d’un plan de Fettullah Gülen (réfugié aux Etats=Unis) visant à déstabiliser le pays. Cette pirouette et ce scenario a posteriori opportuns permirent in fine de justifier la normalisation des relations avec la Russie auprès des élites politiques nationales. Le relatif succès des pourparlers d’Astana du 23 janvier 2017 sur la Syrie en vue de l’obtention d’un cessez le feu n’auraient jamais été possibles sans pareille réconciliation pragmatique fondée sur la realpolitik et l’alliance face à des ennemis communs.


En août 2016, Vladimir Poutine avait ainsi rencontrer personnellement Erdogan à Saint-Pétersbourg au cours de la première visite du Président turc à l’étranger après la tentative de coup d’Etat. La Russie et la Turquie avaient ainsi procédé à la normalisation des relations bilatérales puis annoncé une accélération des échanges commerciaux et des projets énergétiques. Le 10 octobre 2016, les deux présidents se sont à nouveau rencontrés à Istanbul, notamment dans le but d’annoncer la reprise du projet de gazoduc sous-marin Turkish Stream qui avait été suspendu en 2015.Ces rencontres ont largement favorisé les tractations russo-turques sur la recherche d’une solution de la crise syrienne.


C’est dans ce contexte « favorable » qu’en décembre 2016, la Turquie a accueilli une conférence avec la participation de la Russie et de l’Iran pour discuter d’une solution politique au conflit en Syrie, conférence qui conduisit à un cessez-le-feu qui est entré en vigueur fin décembre 2016. L’objectif de cette initiative, qui préparait la rencontre d’Astana, était en fait d’obliger les groupes rebelles dits « modérés »(en faits des islamistes radicaux salafistes et frères musulmans ou turcs ottomanistes) de rompre l’alliance tacite qu’ils avaient formée avec des groupes islamistes jihadistes=terroristes (Daesh et surtout Al-Nosra alias Fatah al=Cham) dans certaines régions en Syrie.


L’étape suivante était d’écraser ces djihadistes radicaux exclus des négociations. Le 23 janvier, à Astana (Kazakhstan), c’est donc la nouvelle troika composée du tandem russo-turcet de l’Iran qui s’associa pour tenter d’installer un cessez-le-feu en mettant autour d’une même table les chefs rebelles sunnites parrainés par la Turquie et l’Arabie saoudite d’une part et le régime de Damas fortement appuyé par l’Iran et dans une moindre mesure par la Russie qui veut avant tout préserver ses bases et zones d’influence dans la Syrie utile occidentale et ne pas s’éterniser des décennies dans ce bourbier, d’où la divergence entre Téhéran et le Kremlin vis-à-vis du régime baathiste et de la personne de Bachar al-Assad que l’Iran soutient et veut imposer alors que la Russie est prête à accepter des formules plus souples et à remplacer à terme Bachar par une figure moins clivante. D’évidence, l’axe russo-irano-turc en Syrie pourrait bientôt subir des épreuves en raison des divergences persistantes. On constate en effet que si la Turquie exige le retrait des milices chiites du Hezbollah de Syrie, l’Iran, qui est un allié proche de la Russie en Syrie, souhaite au contraire maintenir leur présence.




Le rapprochement russo-turco-iranien est-il durable ?

Depuis son arrivée au pouvoir en 2003, Recep Tayyip Erdogan d’abord en tant que Premier ministre puis depuis 2014 en tant que Président, n’a cessé de faire fluctuer sa politique à l’égard de la Syrie, parfois en prenant des virages à 190 degrés. Rappelons que le ministre des Affaires étrangères turc (2009 – 2014) puis Premier ministre (2014 – 2016), Ahmet Davutoglu, qui a longtemps fait également partie de la garde rapprochée d’Erdogan, a été à l’origine de la nouvelle politique étrangère à l’égard du monde arabe baptisée « politique du zéro problème » (Sıfır Sorun Politikası) (qu’on peut également appeler « politique de bon voisinage »). C’est dans le cadre de cette nouvelle doctrine de politique extérieure qu’Ankara avait déjà effectué un rapprochement spectaculaire avec Damas, en signant, en 2004, notamment, après des décennies de quasi guerre, un accord de libre-échange et d’amitié, ce qui fut de départ d’une extraordinaire amélioration des relations bilatérales ponctuées désormais par de fréquentes rencontres entre Erdogan et Assad, que le néo=sultan turc appelait en public, comme Kadhafi, son « frère »... Dans le cadre de ce rapprochement, la Syrie passait du soutien quasi ouvert au PKK turc indépendantiste jugé « terroriste » par Ankara au soutien inconditionnel des opérations militaires turques contre les bases du PKK au nord de l’Irak... Alors également très liée au Qatar, la Syrie fut ainsi réintégrée dans le jeu régional et international, ce qui contribua aussi à ce que Bachar al-Assad puisse se rendre à Paris au sommet de l’Union pour la Méditerranée sur invitation de l’ex président Nicolas Sarkozy ». En 2009, Ankara conclut carrément avec la Syrie un « partenariat stratégique » qui scellait une « coopération suivie de haut niveau », ce qui passait par une augmentation massive des échanges commerciaux bilatéraux et par une libre circulation des personnes sans contrôle aux frontières. Cette réorientation de la politique extérieure d’Ankara était en cohérence avec les critiques véhémentes de la part d’Erdogan de l’OTAN, des Etats-Unis, de la Russie, d’Israël, de l’Union européenne et des Nations unies, qui rencontraient un écho très favorable dans son électoral islamo-traditionaliste et national-ottomaniste, critiques qui avaient contribué à isoler la Turquie sur le plan international.

Toutefois, lorsqu’éclatèrent les révolutions arabes, en 2011, Ankara opéra un nouveau virage en sens diamétralement inverse à 190 en se positionnant soudain en protecteur des sunnites syriens et en rompant subitement avec le régime syrien et avec Bachar al=Assad, ceci afin de récupérer les dividendes du printemps arabe et de redorer le blason de la Turquie néo=ottomane et donc sunnite dans l’ensemble du monde arabe et musulman sunnite face à l’axe chiite pro-Bachar. Parallèlement, en raison de ses préoccupations sécuritaires liées à la question kurde, Ankara s’est alors directement impliquée dans ce conflit armé voisin, accueillant moult jihadistes et combattants sunnites syriens dur son sol, en aidant un temps Daesh et Al-Nosra et les milices pro-turques syriennes anti-Bachar puis en soutenant de la même manière les rebelles et forces islamistes sunnites islamistes tant en Libye qu’en Egypte.

Il faut également rappeler qu’Ankara a interprété le Printemps arabe d’une manière différente des Occidentaux qui y voyaient une vague de révolutions démocratiques. Pour Ankara, il s’agissait d’une projection régionale du processus de transformation sociopolitique qui était en train de se passer en Turquie sous l’impulsion de l’AKP. Ainsi, pour l’AKP, une « nouvelle Turquie », le résultat de sa politique d’islamisation de la société, devrait conduire un processus de transformation du monde arabe, en conduisant à l’émergence d’un « nouveau Moyen-Orient », dans lequel l’influence de l’Occident en général et des Etats-Unis en particulier diminuerait.

Mécontent de l’accueil par Ankara de nombreux réfugiés sunnites rebelles et groupes jihadistes, Assad décida alors d’instrumentaliser le point le plus vulnérable de la Turquie : le conflit avec la minorité kurde indépendantiste. On sait qu’après vingt ans de la présence en Syrie du PKK, la Syrie avait finalement, lors de la lune de miel syro-turque de 2014=2010, retiré son soutien à la cause kurde pour améliorer ses relations avec Ankara. Toutefois, au fur et à mesure de l’intensification du conflit armé, Assad décida de soutenir la montée des Kurdes de Syrie, à la fois pour se venger de la volte-face turque et surtout face à l’ennemi principal islamiste-jihadiste, laissant ainsi les forces kurdes créer des « enclaves autonomes » le long de la frontière avec la Turquie, ce qui rendit hystérique Ankara. Ce revirement de Damas conduisit à une intervention croissante de l’armée turque dans le conflit syrien, désormais vu essentiellement à travers le prisme kurde.


En soutenant la rébellion sunnite anti-Bachar en Syrie, Erdogan a réveillé la menace kurde indépendantiste et favorisé les forces jihadistes


Lorsqu’en juin 2012, la Syrie fit abattre un avion militaire turc, les relations syro-turques se sont tendues davantage. Ankara réagit en accroissant son soutien à l’Armée syrienne libre (ASL) et à d’autres groupes d’opposition, leur accordant une « zone de sécurité » où ils pouvaient s’entrainer et recruter tranquillement des combattants et d’où ils pouvaient opérer en Syrie (Ayata, 2015). Comme nous avons vu, après la réconciliation russo-turque qui a suivi la tentative du coup d’Etat du 15 juillet, la Turquie a effectué un tournant dans sa politique envers la crise syrienne. Tout d’abord, le rapprochement avec Moscou est vu à Ankara comme faisant partie d’un rééquilibrage de sa position et plus particulièrement ayant pour objectif à compenser la dégradation de ses relations avec Washington. Ensuite, l’armée turque est entrée au nord de la Syrie en appui des formations de l’ASL pour occuper un territoire limitrophe à sa frontière. Le 24 août 2016, la Turquie a lancé l’opération « Le bouclier de l’Euphrate » avec pour objectif officiel de « défaire l’Etat islamique » et de repousser les combattants des milices YPG kurdes de Syrie à l’est de l’Euphrate, en établissant une zone large de 45 km sur le côté syrien de la frontière turque. Il s’agissait en fait d’instaurer une « zone de sécurité » après que la Turquie eût échoué à mobiliser en faveur de ce projet un soutien international, cette zone étant destinée à protéger des réfugiés civils et pour empêcher le passage illégal des combattants et des recrues de l’Etat islamique et des groupes armés djihadistes similaires. D’évidece, l’objectif premier d’Ankara était d’empêcher la création d’une zone continue sous contrôle des YPG kurdes le long de sa frontière. Or, cet objectif est en opposition frontale avec celui des Etats-Unis pour qui les milices kurdes de Syrie sont la force au sol incontournable dans l’objectif stratégique de reconquérir les territoires sous contrôle de Daech.

L’intervention turque au nord de la Syrie a été suivie par la reconquête - par l’armée syrienne - d’Alep avec l’aide de la Russie et l’Iran. En fin de compte, cette opération a été de facto facilitée par Erdogan qui, dans un entretien téléphonique, a promis à son homologue Vladimir Poutine d’œuvrer à faciliter le retrait des combattants d’al-Nosra (alias Fatah al-Sham) de la ville désormais reconquise par le régime syrien et ses alliés russes et irano=chiites. Cet élargissement de la zone sous contrôle de Damas a permis de changer le rapport de forces en Syrie en faveur du camp syro-russo-iranien, ce qui a ouvert la voie à une perspective de solution politique au conflit syrien entre les rebelles et le gouvernement en Turquie, ce qui s’est notamment traduit par le cessez-le-feu (certes imparfait) en Syrie fin décembre 2016, puis par les pourparlers d’Astana.

Pour résumer les pourparlers d’Astana qui ont eu lieu le 23 janvier dernier, rappelons seulement qu’après deux jours de négociations difficiles que l’on a injustement qualifiées d’échec, la Russie, la Turquie et l'Iran se sont mis tout de même d'accord pour mettre en place un mécanisme de surveillance du cessez-le-feu en Syrie en essayant d’éviter toute provocation et dérapage, ceci dans l’optique de favoriser une solution de transition et de sortie de crise qui ne peut pas faire l’économie d’une mise autour de la table de toutes les forces en présence sur le plan militaire.

Dans un second temps, la Russie escompte bien imposer à ses partenaires sunnites dont la Turquie une future Syrie dont les projets de constitution évoqués à Astana seront fondés sur la laïcité dans la mesure où Moscou insiste, à la différence des Occidentaux totalement acquis à l’opposition islamiste des Frères musulmans, pour qu’aucune référence à la Charià et à l’islam ne soit mentionnée, seule garantie possible pour préserver la sécurité et la pérennité des minorités non-sunnites et donc chrétiennes, druzes, chiites et alaouïtes qui craignent par-dessus tout l’arrivée au pouvoir des islamistes fréristes ou salafistes appuyés par les pays sunnites du Golfe et la Turquie.


Le retour en force de la realpolitik


Le projet de solution politique qui est en train d’émerger de l’effort commun russo-turc avec la participation de l’Iran ressemble fortement à la realpolitik du XIXe siècle avec la division du monde en zones d’influence. Ainsi, on voit apparaître de cet accord négocié en décembre 2016 deux zones : un Etat côtier soutenu par la Russie sous contrôle d’Assad, qui se considère être le seul gouvernement du pays, et une « Syrie libre », soutenue par la Turquie. Cette solution rappelle l’Allemagne divisée pendant la guerre froide, ou la division de l’Iran en deux zones d’influence par la Russie et l’empire britannique.

La question est de savoir si le rapprochement russo-russe est durable, étant fondé sur des intérêts stratégiques communs et non seulement une réaction quasi-mécanique aux tensions entre Ankara et Washington. On peut alors voir qu’au-delà des aspects purement économiques, la coopération de la Russie avec la Turquie lui permet d’élargir sa marge de manœuvre au Moyen-Orient. Ainsi, Moscou et Ankara se partagent une même vision des problèmes régionaux. Ni la Turquie, ni la Russie ne souhaitent le renforcement de la position des Etats-Unis dans la région.

En même temps, la Russie voit dans la Turquie un contrepoids indispensable qui lui permettrait de rééquilibrer la puissance de l’Iran qui a connu un accroissement par trop important après que ce pays ait réussi à commencer à sortir de son isolement international. En même temps et d’une manière générale, Moscou cherche à créer un nouveau bloc stratégique turco-russo-iranien pour endiguer la puissance américaine et dans cette stratégie l’isolement de la Turquie de ses partenaires occidentaux constitue un préalable pour sa réussite.


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