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Démocraties à bout de souffle : pourquoi les élections à venir risquent de précipiter l'Occident

En proie à une crise de légitimité politique et incapable de résoudre ses tensions internes, l'Occident semble désarmé face à des rivaux en pleine possession de leurs moyens, comme la Chine, la Russie, la Turquie ou encore le totalitarisme islamique.


Atlantico : Si Hillary Clinton est en passe d'être élue à la présidence américaine, c'est l'hypothèse d'un vote de rejet, en dépit d'un vote d'adhésion qui semble se profiler, une situation qui viendrait affaiblir sa légitimité et ses marges de manœuvre politiques. Par ailleurs, ce manque de légitimité gouvernementale est un phénomène qui pourrait également se constater dans de nombreux pays d'Europe, à commencer par la France, mais également l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne, où les contestations augmentent fortement.
Alors que l'Occident pourrait apparaître comme affaibli, du point de vue de la légitimité de ses dirigeants, mais également en raison de son incapacité à traiter ses problèmes internes, notamment sur le déclassement, d'autres puissances, comme la Russie ou la Chine semblent, pour leur part, de plus en plus déterminées. Dans un tel contexte, entre forces et faiblesses, à quoi pourrait ressembler le monde post-2017 ?

Yves Roucaute : Vaste question. Sans doute ne perçoit-on pas l’ampleur de la crise qui pourrait se jouer après les élections. Car c’est cela qu’il faut examiner et non le résultat qui va sortir du chapeau électoral aux Etats-Unis et dans certains pays européens, dont la France.

La question de la légitimité est essentielle car elle est l’une des clefs de la puissance pour un Etat et une des conditions pour conduire cet Etat pour celui qui est élu. Comment agir, prendre des décisions pas toujours faciles, si au départ, la légitimité est faible ? Comment peser dans les négociations internationales quand les partenaires savent que vous êtes sans soutiens populaires ? Il suffit de voir la faiblesse française actuelle pour en juger.

Dans les pays démocratiques, cette légitimité n’est pas vraiment donnée par les élections, contrairement a une idée reçue, mais elle est donnée par les soutiens exprimés par les élections. Ce qui n’est pas la même chose. Ainsi, et ce fut souvent le cas sous la IVème République, quand une femme ou un homme politique est élu par défaut, ou bien contre un autre candidat, ou à la suite de manœuvres d’appareil, mais sans bénéficier d’un fort soutien populaire sur son programme ou sa personne, alors le pouvoir est faible, et cela quand bien même le verdict du suffrage direct ou indirect, qui l’a élu est sans appel. La valse des présidents du Conseil sous la IVème est à cet égard révélateur. Et c’est d’ailleurs une des raisons qui avait poussé le général de Gaulle à imposer l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Il ne pensait pas que le mécanisme des primaires pouvait exister en France.

Si nous prenons les Etats-Unis, première puissance mondiale, l’élection de la démocrate Hilary Clinton semble se profiler et, vous avez raison, elle n’est pas sans annoncer des lendemains très difficiles. Ce sera d’abord un vote de rejet du candidat républicain, Donald Trump, et non un vote de soutien à la candidate démocrate. A vrai dire, le parti républicain n’avait jamais produit dans son histoire de candidature aussi peu consensuelle que celle de Donald Trump. Entre ses maladresses à répétition, son inaptitude à unifier le parti, et son programme protectionniste et isolationniste, il ne peut rassembler largement autour de lui malgré la désaffection profonde du corps électoral américain envers le parti démocrate en général, Hilary Clinton en particulier.


Ce qui est préoccupant pour le parti républicain, et finalement pour les Etats-Unis, n’est pas seulement que ce parti soit en train de perdre une élection qui devait être gagnée. C’est que s’ajoute à présent au désenchantement de cette population qui voulait secouer l’establishment, et qui s’était porté sur Sanders et Trump, celui de cette autre partie qui voulait la victoire des républicains, plus importante que celle qui voulait la victoire des démocrates.

De façon spectaculaire, on va donc avoir une victoire d’Hilary Clinton véritablement souhaitée par une petite frange de l’électorat, plus de 70% n’en voulant pas.

Et, le pire, pour cet électorat républicain qui va se trouver ainsi privé d’une victoire qui lui était promise il y a encore un an, c’est que le parti républicain va peut-être aussi perdre les sénatoriales. Toute la question des cadres républicains est en effet là : comment ne pas couler avec le bateau ivre Trump ? On ne comprend rien au parti républicain, aux refus des anciens candidats et des anciens présidents de soutenir Trump, au soutien du bout des lèvres du patron du parti, si l’on ne voit pas ce problème majeur : ils ne veulent pas couler le navire parti républicain à cause du zoo Trump.

Leur espoir est que le parti républicain reste majoritaire. On pourrait alors éviter une crise de légitimité plus grave encore. Car ce parti, en raison de l’équilibre des pouvoirs aux Etats-Unis, pourra jouer son rôle de frein, voire empêcher les mesures les plus impopulaires.

A cet égard, pour bien comprendre ce qui se joue, il faut cesser de se focaliser sur les swing states, comme l’on dit pour évoquer certains de ces Etats qui sont parfois tangents entre démocrates et républicains, tels que l’Ohio ou la Floride, voire la Pennsylvanie, bien que celle-ci soit pourtant traditionnellement démocrate. Car ces Etats ne méritent ce nom de swing states que lorsque les écarts entre candidats sont faibles, comme ce fut le cas lors de la première élection de George W. Bush. Sinon, ils ne jouent qu’un rôle secondaire, voire aucun. Songez que Reagan avait gagné en 1980 la quasi totalité des Etats, même New York, le Maryland ou la Californie, avec 489 grands électeurs contre 49. Et, en 1984, il en a remporté 525 contre 13, deux petits Etats seulement lui échappant. Ces swing states ne jouèrent donc aucun rôle. George Bush, en 1988, de même a obtenu 426 grands électeurs contre 111 à Dukakis, même le New Jersey et le Michigan avaient alors voté pour lui. Bill Clinton, avec moins de popularité néanmoins, n’a pas non plus eu besoin de ces Etats. Il avait reçu l’appui de dix Etats traditionnellement républicains. Et Obama, même sans ces swing states, aurait été largement élu.

Or, lorsqu’il y a une vague, ce qui est le danger aujourd’hui pour le parti républicain, c’est que cette vague conduit aussi à une victoire dans les élections sénatoriales. Or, on croit apercevoir non pas une vague pour Hilary Clinton, mais une vague contre Trump. Et cela conduit à mettre en difficulté les candidats du parti républicain aux élections du Sénat qui se renouvelle par tiers au même moment. Aujourd’hui, le parti républicain, qui était encore donné largement vainqueur des sénatoriales il y a six mois, serait, à présent, à égalité de 46 sièges avec les démocrates tandis que 8 sièges sont indécis.

Pour que l’on saisisse bien le problème : la situation n’est pas seulement grave parce que l’establishment républicain perdrait des places, comme le disent certains qui s’en félicitent. Cela est grave parce que si les idées de Trump ne sont pas majoritaires, celles du parti républicain, le sont : moins d’Etat au niveau économique, moins de fiscalité, l’abandon des réformes dites sociales qui créent de l’assistanat, de la bureaucratie et de la gabegie sous prétexte de justice sociale, la fin du politiquement correct, une politique régalienne plus consistante envers l’insécurité et l’immigration, une place internationale plus affirmée et moins fluctuante etc.


Si le parti républicain perd les sénatoriales à cause de Trump, Hilary Clinton va donc pouvoir mener sans opposition des projets auxquels la grande majorité de la population est opposée. Creusant ainsi un peu plus le fossé entre les élus, et plus globalement les élites, et le monde ordinaire. Et pas seulement avec les blancs pauvres, mais avec les classes moyennes matraquées par les taxes, les classes supérieures liées à la nouvelle économie plutôt qu’à l’industrie traditionnelle, et tous ceux qui ne supportent plus le politiquement correct.


Certes, si le parti républicain parvient à conserver la majorité sénatoriale, la situation sera moins grave. Néanmoins, la coupure resterait importante, le gouvernement Clinton, peu légitime, serait bloqué dans nombre de ses initiatives par le Sénat. Et la gouvernance des Etats-Unis serait donc atteinte.

Au niveau international, on repart dans tous les cas pour 4 ans d’affaiblissement des Etats-Unis. Avec aussi peu de soutiens, comment mobiliser la population pour soutenir une politique internationale qui demande parfois des sacrifices, ne serait-ce que budgétaires ? Que faire face à une Russie qui peut taper du point sur la table au Moyen-Orient, dans le Caucase ou dans l’Europe slave, forte du soutien populaire de Poutine. Un Poutine qui ne s’embarrasse pas trop, par ailleurs, des obligations que se donnent les démocraties libérales envers les minorités et les droits individuels.


Les Etats-Unis seront aussi affaiblis face à la Chine, économiquement puissante, à l’offensive internationalement, soudée autour d’un parti communiste qui semble échapper à la crise politique, notamment parce qu’il échappe au jeu démocratique.

On pourrait presque se réjouir de cet affaiblissement américain, et certains qui ont la vue un peu courte le font, si nous présentions, en Europe, et plus particulièrement, en France, une alternative à cette faiblesse. Malheureusement, l’affaiblissement prévisible de cet allié qui est aussi un concurrent économique un brin cynique, n’annonce pas une solution de rechange. Aucune autre hégémonie ne se prépare en alternative à l’hégémonie américaine, pour les démocraties libérales dans le monde.

Du côté de la France, si les élections sont plus lointaines, le manque de légitimité qui risque d’en sortir pourrait bien annoncer des lendemains d’élection présidentielle très préoccupants. Car si le jeu consiste à dire : "Tout sauf Hollande", comme, en 2012, on a fait au PS "Tout sauf Aubry", avant de faire, dans le pays "Tout sauf Sarkozy", on se retrouvera nécessairement avec un pouvoir faible. Or, je crains que nous n’allions vers un vote de ce type. Il semble que ni les Républicains, ni les socialistes ne parviennent en effet à entrainer positivement le pays derrière un projet et un candidat.

La situation est d’autant plus préoccupante que les états-majors ne paraissent pas voir l’étendue du problème. Chez les Républicains on s’est persuadé que le candidat qui sortirait de la primaire serait le prochain Président. C’est possible mais rien n’est certain précisément parce que le rejet de l’establishment est encore plus fort en France qu’aux Etats-Unis. Il y a encore de longs mois devant nous et il peut s’en passer des choses et bien des ambitions pourraient trouver leur chemin. Marine Le Pen est-elle nécessairement disqualifiée ? Le phénomène Macron n’est-il pas le symptôme d’une France qui cherche un renouveau tandis qu’il donne un coup de vieux à tous les candidats ? Cette France qui souffre et la France de gauche ne pourraient-elles se retrouver dans un Arnaud Montebourg qui a la particularité d’avoir toujours été d’une scrupuleuse honnêteté, d’être resté socialiste, et d’avoir une certaine cohérence idéologique ? Doit-on exclure la possibilité d’un autre candidat ?

Quoi qu’il en soit, si les choses en restent là, cette France qui veut un pouvoir fort, le trouvera-t-elle ? Et si ce n’est pas le cas, alors il manquera de soutiens forts pour engager des réformes de fond et exister internationalement.

Auquel cas, demain sera comme aujourd’hui. Le symptôme de ce manque de légitimité se voit aujourd’hui dans l’incapacité d’agir du gouvernement. Et, le paroxysme de l’impuissance est donné par le rôle attribué au conseil d’Etat auquel l’exécutif demande son avis, et, finalement, son autorisation, à chaque fois qu’il veut réformer. Que les politiques demandent au conseil d’Etat, cette bureaucratie chargée de veiller à la protection de l’Etat et au statu quo, l’autorisation d’agir, est quand même le comble d’une incompétence politique au sommet de l’Etat. Vous imaginez Bonaparte demander à la bureaucratie une autorisation pour faire les réformes ? Pour un vrai stratège, les lois cela se change, la bureaucratie cela se change, et quand cela empêche les réformes, cela s’abolit.

Mais, faute de légitimité populaire, le gouvernement en est conduit à ce stratagème quand il veut faire une réformette. Si n’est pas trouvée une solution à cette question, faute de légitimité populaire, que pourront faire les politiques face aux grèves, aux mouvements de rue, aux défis des lobbys ? Va-t-on tirer sur les foules ? Ou bien peu faire ? Dans ce dernier cas (les problèmes repoussés), la crise grandira. Sans légitimité le pire adviendra après les élections, quel qu’en soit le résultat.

Le déclassement international de la France redouble la question. Si les Français rêvent d’un Poutine, ce n’est pas un hasard. La médiocrité et la stagnation, le pays, pris entre chômage et insécurité, n’en veut plus. Songez que nous n’existons même plus au Moyen-Orient alors qu’il y a quelques années nous étions une grande puissance au Liban, en Irak, en Syrie, en Libye ! La Chine vient nous tailler des croupières jusqu’en Algérie. Nous ne sommes même plus capables de défendre notre place en Afrique de l’Ouest et jusqu’en Polynésie française, les puissances étrangères investissent nos territoires. Allons nous demander l’autorisation au Conseil d’Etat pour agir, attendre un rapport de la Cour des Comptes, ou bien reprendre pied sur nos territoires, recréer un ministère plein de la coopération, marcher la tête haute dans le monde, entrainant l’Europe avec nous, ou, si l’on ne le peut pas, ne craignant pas de rester seuls ?

Seuls, cela peut être notre destinée d’ailleurs, à moins de continuer à courir après les Etats-Unis. Car toute l’Europe, sauf la Hongrie et, paradoxalement, le Royaume-Uni qui s’est donné un vrai chef de guerre, Theresa May, semble vivre une pareille infortune. L’Espagne paraît à bout de souffle, minée par son extrême-gauche, la question catalane et l’incapacité à donner une légitimité à un gouvernement de gauche ou de droite. L’Italie semble au bord de l’implosion. Nul ne sait ce qu’il adviendra de Matteo Renzi s’il ne remporte pas le référendum du 4 décembre qui porte sur sa réforme du Sénat dont l’urgence n’apparaissait pas. S’il perd, son gouvernement n’aura plus de légitimité. Or, le "non" paraît avoir l’avantage. Et même s’il le remporte, la crise politique est devant lui, en particulier d’abord celle de son propre parti. Et l’échec de sa stratégie face à l’Europe franco-allemande a déjà montré sa faiblesse. L’avenir est encore plus sombre.

L’Allemagne est évidemment très affaiblie aussi par le manque de légitimité du gouvernement d’Angela Merkel, qui devrait laisser sa place, dans l’intérêt de la démocratie allemande, à un nouveau gouvernement, qui ne serait pas marqué par les erreurs commises lors de la vague d’immigration. J’ai une grande admiration pour elle, une grande estime pour sa moralité, mais son erreur politique se paye cher, comme le montrent les élections et l’incapacité de l’Allemagne, à jouer les premiers rôles au niveau international, même face à la Turquie qui préfère la Russie de Poutine.

Cette faible légitimité des gouvernements européens se concrétise par l’absence de l’Union dans les négociations du Moyen-Orient ou la façon dont elle ne parvient pas