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Démocraties à bout de souffle : pourquoi les élections à venir risquent de précipiter l'Occident

En proie à une crise de légitimité politique et incapable de résoudre ses tensions internes, l'Occident semble désarmé face à des rivaux en pleine possession de leurs moyens, comme la Chine, la Russie, la Turquie ou encore le totalitarisme islamique.


Atlantico : Si Hillary Clinton est en passe d'être élue à la présidence américaine, c'est l'hypothèse d'un vote de rejet, en dépit d'un vote d'adhésion qui semble se profiler, une situation qui viendrait affaiblir sa légitimité et ses marges de manœuvre politiques. Par ailleurs, ce manque de légitimité gouvernementale est un phénomène qui pourrait également se constater dans de nombreux pays d'Europe, à commencer par la France, mais également l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne, où les contestations augmentent fortement.
Alors que l'Occident pourrait apparaître comme affaibli, du point de vue de la légitimité de ses dirigeants, mais également en raison de son incapacité à traiter ses problèmes internes, notamment sur le déclassement, d'autres puissances, comme la Russie ou la Chine semblent, pour leur part, de plus en plus déterminées. Dans un tel contexte, entre forces et faiblesses, à quoi pourrait ressembler le monde post-2017 ?

Yves Roucaute : Vaste question. Sans doute ne perçoit-on pas l’ampleur de la crise qui pourrait se jouer après les élections. Car c’est cela qu’il faut examiner et non le résultat qui va sortir du chapeau électoral aux Etats-Unis et dans certains pays européens, dont la France.

La question de la légitimité est essentielle car elle est l’une des clefs de la puissance pour un Etat et une des conditions pour conduire cet Etat pour celui qui est élu. Comment agir, prendre des décisions pas toujours faciles, si au départ, la légitimité est faible ? Comment peser dans les négociations internationales quand les partenaires savent que vous êtes sans soutiens populaires ? Il suffit de voir la faiblesse française actuelle pour en juger.

Dans les pays démocratiques, cette légitimité n’est pas vraiment donnée par les élections, contrairement a une idée reçue, mais elle est donnée par les soutiens exprimés par les élections. Ce qui n’est pas la même chose. Ainsi, et ce fut souvent le cas sous la IVème République, quand une femme ou un homme politique est élu par défaut, ou bien contre un autre candidat, ou à la suite de manœuvres d’appareil, mais sans bénéficier d’un fort soutien populaire sur son programme ou sa personne, alors le pouvoir est faible, et cela quand bien même le verdict du suffrage direct ou indirect, qui l’a élu est sans appel. La valse des présidents du Conseil sous la IVème est à cet égard révélateur. Et c’est d’ailleurs une des raisons qui avait poussé le général de Gaulle à imposer l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Il ne pensait pas que le mécanisme des primaires pouvait exister en France.

Si nous prenons les Etats-Unis, première puissance mondiale, l’élection de la démocrate Hilary Clinton semble se profiler et, vous avez raison, elle n’est pas sans annoncer des lendemains très difficiles. Ce sera d’abord un vote de rejet du candidat républicain, Donald Trump, et non un vote de soutien à la candidate démocrate. A vrai dire, le parti républicain n’avait jamais produit dans son histoire de candidature aussi peu consensuelle que celle de Donald Trump. Entre ses maladresses à répétition, son inaptitude à unifier le parti, et son programme protectionniste et isolationniste, il ne peut rassembler largement autour de lui malgré la désaffection profonde du corps électoral américain envers le parti démocrate en général, Hilary Clinton en particulier.


Ce qui est préoccupant pour le parti républicain, et finalement pour les Etats-Unis, n’est pas seulement que ce parti soit en train de perdre une élection qui devait être gagnée. C’est que s’ajoute à présent au désenchantement de cette population qui voulait secouer l’establishment, et qui s’était porté sur Sanders et Trump, celui de cette autre partie qui voulait la victoire des républicains, plus importante que celle qui voulait la victoire des démocrates.

De façon spectaculaire, on va donc avoir une victoire d’Hilary Clinton véritablement souhaitée par une petite frange de l’électorat, plus de 70% n’en voulant pas.

Et, le pire, pour cet électorat républicain qui va se trouver ainsi privé d’une victoire qui lui était promise il y a encore un an, c’est que le parti républicain va peut-être aussi perdre les sénatoriales. Toute la question des cadres républicains est en effet là : comment ne pas couler avec le bateau ivre Trump ? On ne comprend rien au parti républicain, aux refus des anciens candidats et des anciens présidents de soutenir Trump, au soutien du bout des lèvres du patron du parti, si l’on ne voit pas ce problème majeur : ils ne veulent pas couler le navire parti républicain à cause du zoo Trump.

Leur espoir est que le parti républicain reste majoritaire. On pourrait alors éviter une crise de légitimité plus grave encore. Car ce parti, en raison de l’équilibre des pouvoirs aux Etats-Unis, pourra jouer son rôle de frein, voire empêcher les mesures les plus impopulaires.

A cet égard, pour bien comprendre ce qui se joue, il faut cesser de se focaliser sur les swing states, comme l’on dit pour évoquer certains de ces Etats qui sont parfois tangents entre démocrates et républicains, tels que l’Ohio ou la Floride, voire la Pennsylvanie, bien que celle-ci soit pourtant traditionnellement démocrate. Car ces Etats ne méritent ce nom de swing states que lorsque les écarts entre candidats sont faibles, comme ce fut le cas lors de la première élection de George W. Bush. Sinon, ils ne jouent qu’un rôle secondaire, voire aucun. Songez que Reagan avait gagné en 1980 la quasi totalité des Etats, même New York, le Maryland ou la Californie, avec 489 grands électeurs contre 49. Et, en 1984, il en a remporté 525 contre 13, deux petits Etats seulement lui échappant. Ces swing states ne jouèrent donc aucun rôle. George Bush, en 1988, de même a obtenu 426 grands électeurs contre 111 à Dukakis, même le New Jersey et le Michigan avaient alors voté pour lui. Bill Clinton, avec moins de popularité néanmoins, n’a pas non plus eu besoin de ces Etats. Il avait reçu l’appui de dix Etats traditionnellement républicains. Et Obama, même sans ces swing states, aurait été largement élu.

Or, lorsqu’il y a une vague, ce qui est le danger aujourd’hui pour le parti républicain, c’est que cette vague conduit aussi à une victoire dans les élections sénatoriales. Or, on croit apercevoir non pas une vague pour Hilary Clinton, mais une vague contre Trump. Et cela conduit à mettre en difficulté les candidats du parti républicain aux élections du Sénat qui se renouvelle par tiers au même moment. Aujourd’hui, le parti républicain, qui était encore donné largement vainqueur des sénatoriales il y a six mois, serait, à présent, à égalité de 46 sièges avec les démocrates tandis que 8 sièges sont indécis.

Pour que l’on saisisse bien le problème : la situation n’est pas seulement grave parce que l’establishment républicain perdrait des places, comme le disent certains qui s’en félicitent. Cela est grave parce que si les idées de Trump ne sont pas majoritaires, celles du parti républicain, le sont : moins d’Etat au niveau économique, moins de fiscalité, l’abandon des réformes dites sociales qui créent de l’assistanat, de la bureaucratie et de la gabegie sous prétexte de justice sociale, la fin du politiquement correct, une politique régalienne plus consistante envers l’insécurité et l’immigration, une place internationale plus affirmée et moins fluctuante etc.


Si le parti républicain perd les sénatoriales à cause de Trump, Hilary Clinton va donc pouvoir mener sans opposition des projets auxquels la grande majorité de la population est opposée. Creusant ainsi un peu plus le fossé entre les élus, et plus globalement les élites, et le monde ordinaire. Et pas seulement avec les blancs pauvres, mais avec les classes moyennes matraquées par les taxes, les classes supérieures liées à la nouvelle économie plutôt qu’à l’industrie traditionnelle, et tous ceux qui ne supportent plus le politiquement correct.


Certes, si le parti républicain parvient à conserver la majorité sénatoriale, la situation sera moins grave. Néanmoins, la coupure resterait importante, le gouvernement Clinton, peu légitime, serait bloqué dans nombre de ses initiatives par le Sénat. Et la gouvernance des Etats-Unis serait donc atteinte.

Au niveau international, on repart dans tous les cas pour 4 ans d’affaiblissement des Etats-Unis. Avec aussi peu de soutiens, comment mobiliser la population pour soutenir une politique internationale qui demande parfois des sacrifices, ne serait-ce que budgétaires ? Que faire face à une Russie qui peut taper du point sur la table au Moyen-Orient, dans le Caucase ou dans l’Europe slave, forte du soutien populaire de Poutine. Un Poutine qui ne s’embarrasse pas trop, par ailleurs, des obligations que se donnent les démocraties libérales envers les minorités et les droits individuels.


Les Etats-Unis seront aussi affaiblis face à la Chine, économiquement puissante, à l’offensive internationalement, soudée autour d’un parti communiste qui semble échapper à la crise politique, notamment parce qu’il échappe au jeu démocratique.

On pourrait presque se réjouir de cet affaiblissement américain, et certains qui ont la vue un peu courte le font, si nous présentions, en Europe, et plus particulièrement, en France, une alternative à cette faiblesse. Malheureusement, l’affaiblissement prévisible de cet allié qui est aussi un concurrent économique un brin cynique, n’annonce pas une solution de rechange. Aucune autre hégémonie ne se prépare en alternative à l’hégémonie américaine, pour les démocraties libérales dans le monde.

Du côté de la France, si les élections sont plus lointaines, le manque de légitimité qui risque d’en sortir pourrait bien annoncer des lendemains d’élection présidentielle très préoccupants. Car si le jeu consiste à dire : "Tout sauf Hollande", comme, en 2012, on a fait au PS "Tout sauf Aubry", avant de faire, dans le pays "Tout sauf Sarkozy", on se retrouvera nécessairement avec un pouvoir faible. Or, je crains que nous n’allions vers un vote de ce type. Il semble que ni les Républicains, ni les socialistes ne parviennent en effet à entrainer positivement le pays derrière un projet et un candidat.

La situation est d’autant plus préoccupante que les états-majors ne paraissent pas voir l’étendue du problème. Chez les Républicains on s’est persuadé que le candidat qui sortirait de la primaire serait le prochain Président. C’est possible mais rien n’est certain précisément parce que le rejet de l’establishment est encore plus fort en France qu’aux Etats-Unis. Il y a encore de longs mois devant nous et il peut s’en passer des choses et bien des ambitions pourraient trouver leur chemin. Marine Le Pen est-elle nécessairement disqualifiée ? Le phénomène Macron n’est-il pas le symptôme d’une France qui cherche un renouveau tandis qu’il donne un coup de vieux à tous les candidats ? Cette France qui souffre et la France de gauche ne pourraient-elles se retrouver dans un Arnaud Montebourg qui a la particularité d’avoir toujours été d’une scrupuleuse honnêteté, d’être resté socialiste, et d’avoir une certaine cohérence idéologique ? Doit-on exclure la possibilité d’un autre candidat ?

Quoi qu’il en soit, si les choses en restent là, cette France qui veut un pouvoir fort, le trouvera-t-elle ? Et si ce n’est pas le cas, alors il manquera de soutiens forts pour engager des réformes de fond et exister internationalement.

Auquel cas, demain sera comme aujourd’hui. Le symptôme de ce manque de légitimité se voit aujourd’hui dans l’incapacité d’agir du gouvernement. Et, le paroxysme de l’impuissance est donné par le rôle attribué au conseil d’Etat auquel l’exécutif demande son avis, et, finalement, son autorisation, à chaque fois qu’il veut réformer. Que les politiques demandent au conseil d’Etat, cette bureaucratie chargée de veiller à la protection de l’Etat et au statu quo, l’autorisation d’agir, est quand même le comble d’une incompétence politique au sommet de l’Etat. Vous imaginez Bonaparte demander à la bureaucratie une autorisation pour faire les réformes ? Pour un vrai stratège, les lois cela se change, la bureaucratie cela se change, et quand cela empêche les réformes, cela s’abolit.

Mais, faute de légitimité populaire, le gouvernement en est conduit à ce stratagème quand il veut faire une réformette. Si n’est pas trouvée une solution à cette question, faute de légitimité populaire, que pourront faire les politiques face aux grèves, aux mouvements de rue, aux défis des lobbys ? Va-t-on tirer sur les foules ? Ou bien peu faire ? Dans ce dernier cas (les problèmes repoussés), la crise grandira. Sans légitimité le pire adviendra après les élections, quel qu’en soit le résultat.

Le déclassement international de la France redouble la question. Si les Français rêvent d’un Poutine, ce n’est pas un hasard. La médiocrité et la stagnation, le pays, pris entre chômage et insécurité, n’en veut plus. Songez que nous n’existons même plus au Moyen-Orient alors qu’il y a quelques années nous étions une grande puissance au Liban, en Irak, en Syrie, en Libye ! La Chine vient nous tailler des croupières jusqu’en Algérie. Nous ne sommes même plus capables de défendre notre place en Afrique de l’Ouest et jusqu’en Polynésie française, les puissances étrangères investissent nos territoires. Allons nous demander l’autorisation au Conseil d’Etat pour agir, attendre un rapport de la Cour des Comptes, ou bien reprendre pied sur nos territoires, recréer un ministère plein de la coopération, marcher la tête haute dans le monde, entrainant l’Europe avec nous, ou, si l’on ne le peut pas, ne craignant pas de rester seuls ?

Seuls, cela peut être notre destinée d’ailleurs, à moins de continuer à courir après les Etats-Unis. Car toute l’Europe, sauf la Hongrie et, paradoxalement, le Royaume-Uni qui s’est donné un vrai chef de guerre, Theresa May, semble vivre une pareille infortune. L’Espagne paraît à bout de souffle, minée par son extrême-gauche, la question catalane et l’incapacité à donner une légitimité à un gouvernement de gauche ou de droite. L’Italie semble au bord de l’implosion. Nul ne sait ce qu’il adviendra de Matteo Renzi s’il ne remporte pas le référendum du 4 décembre qui porte sur sa réforme du Sénat dont l’urgence n’apparaissait pas. S’il perd, son gouvernement n’aura plus de légitimité. Or, le "non" paraît avoir l’avantage. Et même s’il le remporte, la crise politique est devant lui, en particulier d’abord celle de son propre parti. Et l’échec de sa stratégie face à l’Europe franco-allemande a déjà montré sa faiblesse. L’avenir est encore plus sombre.

L’Allemagne est évidemment très affaiblie aussi par le manque de légitimité du gouvernement d’Angela Merkel, qui devrait laisser sa place, dans l’intérêt de la démocratie allemande, à un nouveau gouvernement, qui ne serait pas marqué par les erreurs commises lors de la vague d’immigration. J’ai une grande admiration pour elle, une grande estime pour sa moralité, mais son erreur politique se paye cher, comme le montrent les élections et l’incapacité de l’Allemagne, à jouer les premiers rôles au niveau international, même face à la Turquie qui préfère la Russie de Poutine.

Cette faible légitimité des gouvernements européens se concrétise par l’absence de l’Union dans les négociations du Moyen-Orient ou la façon dont elle ne parvient pas à parler d’une seule voix face aux Etats-Unis ou au Canada dans les traités proposés, le TAFTA et le CETA.

Le monde post 2017 risque bien d’être celui où les pays de l’’Union européenne disparaissent du premier plan de la scène internationale et ne parviennent pas à se réformer pour s’adapter aux défis mondiaux de l’économie numérique, ni même à se défendre économiquement et culturellement, tandis que les Etats-Unis, rendus impuissants par le manque de légitimité, verront grandir la puissance de la Chine et de la Russie.

Néanmoins, nous savons que l’histoire n’est pas écrite. Des nuages arrivent, en particulier du monde financier, qui pourraient bien balayer certains pronostics et rendre caducs bien des programmes. Et je crois au génie de ce que vous appelez l’"Occident" qui a inventé la démocratie libérale, qui produit la révolution industrielle, qui a produit la révolution numérique et qui n’est jamais aussi fort que lorsqu’on le croit perdu.


Alexandre del Valle : Il est possible de faire plusieurs constats sur la situation que vous exposez, mais l'origine du problème relève du fait que les sociétés occidentales, que je qualifierais désormais de "post-démocratiques", subissent aujourd'hui un double phénomène qui réduit considérablement la démocratie. D'une part, le vrai pouvoir politique n'appartient plus aux hommes politiques : il est médiatique et il est l'œuvre des faiseurs d'opinions. Les politiques ne sont plus souverains et n'ont de cesse de courir après une opinion fabriquée par différentes minorités, comme les lobbys ou les médias.

C'est très préjudiciable à la démocratie puisque ce ne sont plus les politiques qui décident des sujets qu'ils souhaitent aborder, mais ces minorités. Et les conséquences sont criantes : le peuple n'est plus consulté, le parlement est dessaisi de ses pouvoirs (c'est le cas via l'Union européenne, mais c'est également le cas au travers de différents corps intermédiaires que sont les médias, les lobbys, les cours européennes ou internationales, etc), ce qui empêche les députés de décider des lois. Cette absence de pouvoir souverain provoque des réactions extrêmes, convulsives, passionnées et ne peut que produire des populistes comme Donald Trump, contraints de s'emparer de thèmes sérieux. Cependant, en raison de ce qu'ils sont – des extrêmes et des populistes –, ils sont discrédités immédiatement. Nous sommes donc pris en étau entre d'un côté une élite qui se croit sérieuse mais qui demeure très déconnectée des réalités et des vrais désirs du peuple et de l'autre, des populistes qui s'emparent de ces sujets mais qui sont d'office écartés.

C'est une situation qui très inquiétante et très grave pour la démocratie. Platon et Aristote s'en inquiétaient déjà en leur temps : ils estimaient que le passage de la démocratie à la démagogie était la phase précédant la tyrannie. En réaction à cette dérive démagogique, se manifesteront de plus en plus une tentation autoritaire et un retour des extrêmes. Nous sommes aujourd'hui dans une situation contraire à celle d'une démocratie responsable. Cette dernière oblige ses leaders à s'occuper du long terme et de l'intérêt de sa population. A l'inverse, une démocratie dominée par la démagogie court après l'opinion, la jeunesse, les pains et les jeux. Et tout cela se fait au détriment des problèmes réels que rencontre le peuple (sécuritaires, identitaires) et de l'intérêt commun. C'est l'une des pistes d'explication de notre incapacité à juguler le terrorisme et à intégrer nos immigrés : nous sommes dans des démocraties d'opinion, émotionnelles, médioacratiques. Nos leaders sont démagogues et n'ont plus aucun souci réel de l'intérêt populaire, de la défense de notre civilisation.

A mon sens, cette situation est devenue structurelle. Trump, par exemple, n'est pas le responsable. La structure oligarchique et de moins en moins démocratique des sociétés occidentales ne peut produire que des démagogues populistes. L'Occident connaîtra donc pendant plusieurs années une apesanteur de gouvernance, un no man's land politique. Avant que nous en arrivions à un retour du fascisme ou du populisme radical, ce règne de la démocratie d'opinion, de la démagogie, va perdurer plusieurs années durant. Les désirs d'identité et de souveraineté sont aujourd'hui totalement niés en Occident. Or, quand les frontières sont considérées comme des anomalies, quand l'identité est discréditée, il n'est plus possible de défendre les intérêts de son peuple, de sa civilisation. Aucune civilisation ne peut survivre si elle ne considère pas son identité comme légitime. La phase dans laquelle nous nous trouvons, de déliquescence des démocraties débouchera peut-être sur une réaction autoritaire. Ce n'est pas inenvisageable.


Face à nous se dressent des Erdogan, des Poutine, des Xi Jinping, des dirigeants du monde multipolaire, qui pratiquent la realpolitik sans le moindre scrupule (1). Pendant ce temps, nos tyrannies minoritaires – qui culpabilisent la majorité – nous laissent incapables de nous défendre et nous paralysent. Nos opposants sont sûrs d'eux-mêmes. Les leçons de morale droit-de-l'hommiste que l'Occident a donné des années durant au reste du monde ont détruit toute notion de souveraineté, d'identité. Pendant ce temps, la Russie, la Chine, la Turquie et d'autres sont totalement décomplexés et ne supportent plus nos leçons de morale. Le problème majeur de l'Occident réside dans le fait qu'il n'est plus capable de définir ses ennemis géocivilisationnels puisqu'il ne définit ses intérêts vitaux qu'à court terme et en fonctions des seuls intérêts économiques qui la lient de façon inextricable aux monarchies islamistes du Golfe qui sont les parrains et les vrais inspirateurs des islamistes totalitaires et terroristes qui nous menacent. Les contradictions géopolitiques des pays occidentaux font que ceux-ci se sont littéralement jeté dans les bras des principaux pôles du totalitarisme islamiste sunnite, que sont :

- Le Pakistan, parrain des Talibans et co-fondateur d'Al-Qaïda, de surcroit détenteur du feu atomique ; - La Turquie néo-­ottomane, rivale de Daesh pour le rétablissement du Califat - L'Arabie saoudite, wahhabite, co­-fondatrice avec le Pakistan et les Frères musulmans d'Al­-Qaïda, et sponsor puis formatrice des salafistes ; - Le Qatar, sponsor principal des Frères musulmans, qui achète et finance l'islamisme mondial - Le Koweït, premier contributeur des groupes djihadistes salafistes - Les Frères musulmans, pionniers du totalitarisme islamiste, - La Ligue islamique mondiale, qui poursuit avec l'appui des pôles précités le projet d'islamisation-conquête de la planète ;

Le programme de ces différents pôles de l'islamisme mondial, commun aux pôles « institutionnels » comme aux pôles « terroristes », est, grosso modo le suivant : 1) Renverser et éliminer tous les régimes musulmans laïques jugés "apostats" 2) Conquérir les sociétés non ­musulmanes, après avoir instrumentalisé et embrigadé partout les minorités islamiques, puis soumettre à terme l'ensemble de l'humanité.


Ce type de programme de conquête des territoires et populations d'autrui et de lutte contre ses valeurs est l'exacte description de ce qu'est un ennemi : celui qui veut votre perte, s'y prépare et s'en donne les moyens en vous attaquant à la fois par la violence et par la guerre psychologique ou la subversion de vos valeurs. L'erreur majeure des dirigeants des pays-membres de l'Alliance atlantique, aveuglés par des représentations géopolitiques héritées de la Guerre froide, consiste par conséquent selon moi, comme je l'explique dans mon dernier ouvrage, « Les vrais ennemis de l'Occident », à considérer toujours la Russie et ses alliés comme l'ennemi principal. Ceci perpétue la fracture Russie­/Occident et empêche de mettre en place une vraie coopération "panoccidentale" incluant la Russie et les rares Etats musulmans sécularisés face à l'ennemi commun qu'est le totalitarisme islamiste conquérant lancé à l'assaut du monde "non­ soumis". Dans nos démocraties, cet ennemi transversal, polymorphe, agit à la barbe des autorités dans des ghettos volontaires qui échappent presque totalement aux institutions légales des Etats d'accueil, ceci avec l'aide de pays islamistes ("pôles" du totalitarisme islamistes) qui ne cachent même pas leur réel projet de conquête théocratique et leur irrédentisme néo­-califal. C'est pourquoi je pense que les démocraties occidentales doivent d'abord s'occuper de se préserver elles-mêmes avant de donner des leçons de morale aux autres nations.



Quelles sont les forces et les faiblesses des deux parties et dans quelle mesure dictent-elles les actions politiques à entreprendre ? Quelles sont les faiblesses internes de l'Occident qui peuvent ou doivent être "traitées" afin de faire face à la situation ?


Alexandre del Valle : En dépit de tous les points que nous avons déjà exposés, l'Occident n'est pas dénué d'atouts. Nos plus grandes forces relèvent essentiellement de notre forte productivité idéologique. Nous avons instauré un libéralisme économique, une liberté d'expression (malgré le politiquement correct, les sciences peuvent s'exprimer librement par exemple), une liberté des mœurs et des personnes qui permettent encore de produire des cerveaux et de créer de véritables innovations. En Occident, les conditions sont réunies pour produire de l'intelligence.

Cependant, nos faiblesses restent nombreuses. La première d'entre elles n'est autre que l'excès et l'abus de cette liberté individuelle : c'est le culte de la personne, de l'individu, davantage que celui de l'intérêt général et collectif qui l'emporte. Les sociétés non-démocratiques rencontrent souvent l'excès inverse. Le problème chez nous, c'est que ce culte de l'individu avec des droits et non des devoirs rend par essence l'Etat – et l'ensemble de ses manifestations régaliennes – fasciste. Il est primordial de renouer, pour la survie de notre civilisation, avec un sain nationalisme. L'erreur des philosophes et des penseurs de gauche fut de croire que tout nationalisme formait le terreau du nazisme ou du fascisme. C'est évidemment faux et il faut réhabiliter un certain patriotisme pour ne pas sombrer.

La Chine, quant à elle, jouit d'une force extraordinaire : sa souplesse mentale, issue des pensées fondatrices que sont le confucianisme et le taoïsme, lui a permis de réconcilier le maoïsme, le marxisme et l'économie de marché ; la productivité et le collectivisme et tant d'autres apparents oxymores. Elle s'est libéralisée économiquement mais pas politiquement et pourrait bien, d'ici 50 ans, récupérer cette place de première puissance mondiale qui fut sienne par le passé.

La Russie n'est pas non plus exempte de forces, parmi lesquelles la redécouverte de son identité slave et le patriotisme dont elle fait preuve. Elle a également renoué avec la realpolitik, et c'est salutaire. Cependant, elle a entrepris une démarche à l'exact inverse de la Chine, qui s'est débarrassée du communisme économique mais pas politique.


La Russie, pour sa part, s'est libéralisée en politique mais pas en économie : de nombreux carcans étatistes continuent à entraver la liberté d'entreprendre, d'investir, etc. Je crois que, dans le couple russo-chinois, la Chine est autrement plus efficace… et la Russie a finalement peu à gagner à s'allier avec elle contre le reste de l'Europe et de l'Occident. De ce duel, c'est certainement la Chine qui en tirera le plus profit et finira probablement par reprendre un pan de la Sibérie qu'elle a toujours réclamé. La Russie, faible économiquement, ne serait pas en mesure de s'y opposer.

Un tel affaiblissement peut-il mener à une rupture interne des pays occidentaux ? Sur quelles lignes de fractures ? Quelles en seraient les conséquences ?


Alexandre del Valle : C'est une question très intéressante. Il y a, à mon sens, une vraie ligne de fracture en Europe. Elle se dessine entre les pays qui, comme la Hongrie, la Pologne ou le Royaume-Uni, renouent avec la souveraineté et ne supportent plus les diktats de l'UE et consorts ; et les autres. Il y aura, je crois, de plus en plus de pays à réagir comme le fait aujourd'hui la Hongrie et potentiellement de plus en plus de "Brexit", adaptés aux autres nations. Le combat n'est pas celui de la droite contre la gauche : c'est celui des adeptes de la métamorphose multiculturelle de l'Europe, qui acceptent la perte de son identité et de ceux de l'Europe des nations.




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(1) Alexandre del Valle sort le 26 octobre Les vrais ennemis de l'Occident : du rejet de la Russie à l'islamisation de nos sociétés ouvertes (Editions du Toucan)

Le dernier livre d'Alexandre del Valle: « Les vrais ennemis de l’Occident, du rejet de la Russie à l’islamisation des sociétés ouvertes » paraîtra le 26 octobre aux éditions du Toucan..

Disponible sur le site de l'éditeur, sur Amazon et la FNAC.


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