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Syrie : l'erreur des dirigeants occidentaux est de ne pas désigner l'ennemi principal

Le 14 juillet dernier, John Kerry s'est rendu à Moscou, une nouvelle fois, afin de traiter directement avec Vladimir Poutine du dossier syrien, dans le cadre des pourparlers de paix sur la Syrie restés depuis des mois au point mort.

Rappelons que la Russie et les Etats-Unis coprésident les pourparlers internationaux en vue de convaincre le régime de Bachar al-Assad et les groupes armés d'opposition de se réunir à la table des négociations en vue d'une sortie de crise. Mais depuis avril dernier, le sang a continué à couler de plus belle et les négociations sont restées au point mort en dépit d'une série de cessez-le-feu, plus ou moins respectés. En fait, derrière cette coopération bilatérale affichée, le tandem russo-américain est en fait de plus en plus en désaccord sur les conditions d'une transition en Syrie.

La visite au sommet de John Kerry a été en fin de compte imposée par l'enlisement des négociations en Syrie dû notamment au fait que le Haut Comité des Négociations (HCN), dominé par les Frères musulmans et les jihadistes et parrainé par les monarchies sunnites du Golfe et la Turquie, conditionne toute solution de transition à la démission de Bachar al-Assad et à l'officialisation de groupes islamistes radicaux et jihadistes rejetés par Moscou car considérés par les Russes comme terroristes. La proposition de Kerry passerait donc par un centre de commandement commun américano-russe en Jordanie destiné à mieux cibler l'Etat islamique et Al-Nosra, qui ont été exclus des négociations et du cessez-le-feu par le Conseil de sécurité des Nations Unies en tant que groupes terroristes. Toutefois, Washington reproche à Moscou de viser systématiquement les rebelles syriens sunnites soi-disant « modérés ».

Depuis des semaines, ces divergences autour de la nature fréquentable ou pas des rebelles frappés par les raids russes, notamment à Alep, est devenue une véritable pierre d'achoppement entre Moscou et les Occidentaux, qui qualifient de « fréquentables » des islamistes sunnites syriens que Moscou classent – en réalité non sans raison - dans la catégorie de jihadistes et de terroristes. Pendant ce temps, et bien que les Etats-Unis accusent Moscou d'épargner l'Etat islamique et de n'attaquer que des rebelles « modérés », l'armée russe a mené plus de 60 raids aériens contre l'Etat Islamique, notamment près de Palmyre. Rappelons que les pourparlers qui ont eu lieu à Genève en avril dernier, lorsque l'envoyé spécial de l'ONU Staffan de Mistura amena le régime de Damas et l'opposition à la table des négociations, et qui devaient se poursuivre en mai, ont été bloquées du fait qu'il a été impossible de s'entendre sur la définition des groupes terroristes.

Les Occidentaux, les monarchies sunnites et Ankara limitent ces groupes à Al-Nosra (Al-Qaïda en Syrie) et Da'ech, tandis que les Russes et leurs alliés demandent à exclure les groupes jihadistes représentés au sein du Haut Comité des Négociations (appuyée par Riyad). le HCN inclue en effet des fanatiques jihadistes comme Jaich al-Islam ou Ahrar al-Sham, dont la violence jihadiste n'a d'égal que celle de l'Etat islamique ou d'Al-Qaïda et qui collaborent d'ailleurs souvent avec ces derniers sur le terrain face au régime d'Assad. Aussi, depuis le début de l'intervention russe, les faucons interventionnistes ne cessent d'accuser le président russe de protéger Bachar al-Assad et de ne s'attaquer qu'aux forces rebelles sunnites « modérées » en épargnant Da'ech. Récemment, une cinquantaine de diplomates américains a d'ailleurs fustigé l'inaction du président américain face aux Russes et à Bachar et a publié dans la presse un appel à armer plus massivement l'opposition sunnite afin de précipiter la chute du dictateur syrien.

La proposition du secrétaire d'Etat américain John Kerry à Vladimir Poutine visant à relancer le processus de paix tout en luttant ensemble plus étroitement contre l'Etat islamique (EI) et le Front Al-Nosra ne doit donc pas être perçue comme une lune de miel entre les deux anciens ennemis de la guerre froide qui sont toujours fortement opposés sur nombre de dossiers (Ukraine, Syrie, Iran, Géorgie, etc). Car en échange de cette coopération apparente, le but de Kerry - qui sait que l'on ne peut forcer la main d'une puissance nucléaire comme la Russie - est d'obtenir des Russes qu'ils limitent les frappes aériennes russes à des cibles choisies conjointement avec eux et qu'ils exercent des pressions pour que le régime syrien cesse de bombarder les rebelles « modérés ».

Par cette rencontre, Washington aimerait pouvoir régler deux problèmes qui bloquent depuis des années toute solution de paix en Syrie : le non-respect de la trêve par le régime de Bachar al-Assad (et les rebelles jihadistes), puis l'ascension d'Al-Qaïda en Syrie (Jabhat al-Nosra), qui progresse lorsque Da'ech régresse. Mais les va-t-en guerre américains les plus anti-Bachar et les pays du Golfe alliés des Etats-Unis craignent qu'une entente réelle entre Américains et Russes aboutisse à une acceptation de facto du maintien du président Assad. C'est ainsi que le chef de la diplomatie saoudienne Adel al-Jubeir a réitéré son exigence d'une solution en Syrie conditionnée au départ de Bachar al-Assad, proposition inacceptable à la fois pour le régime de Damas, pour Téhéran et pour Moscou. C'est d'ailleurs ce qui a bloqué les pourparlers successifs organisés sous l'égide de l'ONU à Genève depuis des mois.

La délégation islamo-jihadiste appuyée par Riyad censée incarner une transition en Syrie...

Afin d'empêcher les Russes de mettre au pouvoir en Syrie une opposition laïque et modérée, qui aurait conservé la structure alaouite et baathiste du régime, l'Arabie saoudite organisa le 10 décembre 2015 une importante réunion internationale dans sa capitale dans le but de créer une représentation unique de l'opposition. En réalité, le HCN est largement dominé par les islamistes sunnites, y compris jihadistes (notamment son noyau-dur Jaich al-Islam) et soutenu par l’Arabie Saoudite. Composée d'une trentaine de membres, répartis entre les groupes armés, l'opposition politique intérieure et l'opposition en exil, majoritairement islamistes, les représentants du HCN, soutenus activement par les capitales occidentales, la Turquie et les monarchies du Golfe, le but étant de barrer la route aux opposants laïques et pro-russes. Certes, l'accord négocié par les États-Unis et la Russie à Munich, le 12 février 2016, prévoyait la cessation des hostilités et l'exclusion du cessez-le-feu des « groupes terroristes Daech et Al-Nosra », mais la définition même du terme de « terroristes » divergeait totalement selon les Russes, les Occidentaux et les monarchies du Golfe puis la Turquie. Grosso modo, les Russes désignaient comme terroristes tous les groupes syriens sunnites liés au jihadisme international et à Al-Qaida, comme cela est le cas de Jaich al-Islam ou d'Ahrar al-Sham, tandis que les Occidentaux et leurs alliés turco-saoudiens et qataris ne considérent comme terroristes que le Front Al-Nosra et Da'ech.

Si l’on passe en revue l’essentiel des mouvements islamistes et jihadistes acteurs du chaos syrien, on constate tout d’abord que la grande majorité des mouvements d’opposition armée au régime sont des islamistes radicaux (jihadistes, salafistes, Frères musulmans, Al-Qaida) adeptes du mythe du califat et décidés à établir un régime chariatique salafiste en Syrie après avoir éliminé les minorités et tout ce qui rappelle le régime baathiste. Mais on observe également que la tendance présentée comme la plus « modérée » par l’Occident et l’opposition syrienne (Coalition nationale et CNS), l’ex-Armée syrienne libre (qui a été vite dépassée par les autres groupes, mais qui est en voie de restructuration avec une aide américaine, turque et des pays du Golfe), a elle-même été composée de groupes islamistes radicaux et de sections jihadistes aussi fanatiques que les autres groupes liés à Al-Qaida ou à Da’ech. Citons tout d’abord les milices qui ont fait partie de l’ASL de façon structurelle : brigades Nour et Dhou al-Nourayn, présentes notamment à Homs ; brigade Islam ; division Tawhid (qui fut l’une des plus puissantes, avec 8 000 hommes), Les Faucons de Syrie (6 000 hommes) ; Ansar al-Islam (regroupant plusieurs mouvements islamistes de l’ASL dont Liwa al-Islam), ou encore Sultan Mourad (voir supra). Jusqu’à novembre 2012, ces groupes ont été les principaux protagonistes de la dérive islamiste violente de la rébellion syrienne.

Ensuite, il faut rappeler un élément souvent passé sous silence dans les médias occidentaux et les discours des responsables européens ou américains si enclins à présenter l’ASL et la Coalition nationale comme les représentants de l’opposition « modérée » qu’il conviendrait d’armer : l’ALS était au départ en très bons termes avec les jihadistes fanatiques d’Al-Nosra, pourtant liée à Al-Qaida… Mieux, on se souvient que Moaz al-Khatib, le premier président de la Coalition nationale, qui travaillait en étroite coopération avec le chef d’état-major de l’ASL, Selim Idriss, a été jusqu’à déplorer, en novembre 2012, que les Occidentaux fassent figurer Jabhat Al-Nosra sur une liste noire de mouvements terroristes.

Après la déroute de l’ASL, le Front islamique (ensemble de groupes armés) est devenu, avec Al-Nosra, l’un des plus grands et puissants groupes jihadistes de Syrie, avant d’être lui-même concurrencé par Da’ech plus récemment. Issu notamment d'une fusion entre le Front Islamique de Libération syrien, qui comporte en autre dans ses rangs des Frères musulmans, des salafistes et des indépendants, et le Front islamique syrien, à dominante salafiste, il est composé d'une vingtaine de bataillons. Il est apparu juste après la mort, en novembre 2013, d’Abdel Qader Saleh, également connu sous le nom de Hajji Marea, chef de la brigade Liwa al-Tawhid à la fois proche de la confrérie des Frères musulmans et des salafistes syriens.

Ce Front a été initialement créé à l’aide du financement qatari et turc, en novembre 2013. Mais par la suite, les Saoudiens ont commencé à financer certaines brigades qui existaient auparavant dont les chefs sont proches d’eux, comme nombre de brigades du Front islamique. Le Front islamique a regroupé sept principales brigades : Liwa al-Tawhid, Ahrar al-Sham, Jaish al-Islam, Suqour al-Sham, Liwa al-Haq, Ansar al-Sham et un Front islamique kurde. Celles-ci ont fusionné sous la bannière « Il n’y a de dieu que Dieu » (La Ilaha illallah wa Muhammad Rassul Illah) et se trouvent actuellement sous le commandement de quatre principaux responsables politico-militaires : Ahmed Issa (Suqour al-Sham), désigné chef du Front islamique, Abou Rateb (Liwa al-Haq), secrétaire général, Hassan Aboud (Ahrar al-Sham) qui a été tué dans un attentat, avec des dizaines de dirigeants d’Ahrar al-Sham, lors d’une réunion dans la province d’Idleb, le 9 septembre 2014, et Zahran Alloush (Jaish al-Islam), chef militaire.

Trois d’entre eux – Ahmed Issa, Zahran Alloush et Hassan Aboud – ont séjourné par le passé dans la prison syrienne de Sednaya et ont été libérés juste après l’amnistie décrétée par le régime syrien, en mai  2011, à la suite du déclenchement du Printemps arabe. L’une des forces combattantes les plus efficaces du Front islamique était celle de Zahran Alloush, le leader de Jaish al-Islam (« armée de l’Islam »), tué le 25 décembre 2015 par les forces syriennes épaulées par la Russie, mais qui demeure aujourd'hui l'un des plus puissants groupes jihadistes de surcroit représenté dans le HCN officiel et soutenu par Riyad.

Dans le cadre d'une stratégie de recomposition et de croissance, le Front al-Nosra, Ahrar al-Sham et d'autres groupes rebelles se rassemblent, le 24 mars 2015, au sein d'une nouvelle coalition nommée l'Armée de la Conquête (Jaich al-Fatah), alors forte d'environ 30 000 hommes. Celle-ci a été soutenue par l'Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie. Dans cette alliance militaire élargie face aux forces du régime de Damas et des batailles d'Alep, Al-Nosra forme alors avec des branches locales de l'ASL et 13 autres groupes djihadistes - dont Ahrar al-Sham, le Front Ansar Dine et Liwa Sultan Mourad, - une nouvelle coalition baptisée Ansar al-Charia, présente notamment dans le gouvernorat d'Alep.

Parallèlement, le Front al-Nosra est renforcé par les derniers combattants de Jaish al-Muhajireen wal-Ansar. En février 2016, deux groupes du nord-est de Damas, Ansar al-Charia et Al-Muntasir Billah, rallient eux aussi Jabat al-Nosra. Au même moment, douze chefs de Jund al-Aqsa rejoignent Al-Nosra. Ceci explique sa montée en puissance au moment même où son rival Da'ech semble battre en retraite sous le triple assaut des forces pro-Bachar (reprise de Palmyre en mars 2016), des milices kurdes et des aviations russes et américaines. Le Front al-Nosra a été en fait financé par de riches mécènes du Golfe et des ONG basées principalement au Koweit et il serait toujours soutenu par les services turcs et le Qatar, qui financent leurs livraisons d'armes.

Le refus de nommer l'ennemi principal

En fait, tout le problème dans le traitement occidental du dossier syrien vient du fait que nos dirigeants ont décidé dès le début de la guerre civile de ne pas définir l'ennemi principal. Au début, et jusqu'à l'entrée en scène de l'armée russe, les responsables américains ont considéré que le principal danger était Bachar al-Assad et que les rebelles islamistes - hors Da'ech et d'Al-Nosra - étaient « respectables ». On se rappelle qu'en mai 2013, l'ultra-conservateur John McCain avait rencontré en Syrie les « combattants de la liberté » islamistes, posant même sur une photo où l'on pouvait distinguer visiblement, aux côtés du général Idris de l’Armée syrienne libre, des combattants d’« Al Nosra » passés entre temps du côté de l'Etat islamique. On se souvient aussi qu'en juin 2012, lors de la première rencontre du Groupe d’action sur la Syrie pour une solution à la guerre civile (« Genève I »), la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, parlait d’« ère post-Assad » et appelait à compter sur les Frères musulmans. Quant à la diplomatie française, alors sous l'égide de Laurent Fabius, elle rivalisait avec les faucons néo-conservateurs américains dans l'interventionnisme va-t-en guerre et favorable au regime change. L'idée des Occidentaux consistait alors à armer des islamistes syriens soi-disant fréquentables sponsorisés par Ankara et les pays du Golfe puis à faire table rase du régime baathiste, comme les Etats-Unis le firent en 2003 en démentelant totalement le régime baathiste et tout aussi anti-islamiste de Saddam Hussein en Irak.

Il suffit pourtant de voir ce que sont devenus les Etats irakien ou libyen après le regime change pour se convaincre que renverser Bachar al-Assad n'aurait fait que produire plus de chaos encore. En réalité, la proposition occidentale initiale visant à équiper l’opposition armée syrienne « modérée » (Frères musulmans, ex-ASL et islamistes radicaux et jihadistes de Ahrar al-Sham, Front islamique, Hazm, Jaich al-Fatah, Jaich al-Islam, etc) était une véritable folie géopolitique. Il est temps de revenir aux bases de la stratégie : l'ennemi n'est pas celui que l'on aime pas, qui est moins « démocrate » que nous ou qui viole les « droits de l'homme », c'est celui qui nuit à nos intérets vitaux et nous agresse. La Syrie de Bachar, comme jadis l'Irak de Saddam Hussein ou la Yougoslavie de Milosevic ou encore la Libye de Kadhafi, ne menace pas nos sociétés de façon existantielle.

Par contre, les islamistes jihadistes ou frères musulmans qui combattent Bachar sont financés, formés et soutenus par les grands pôles du totalitarisme sunnite mondial (Arabie saoudite, Qatar, Frères musulmans, Turquie néo-ottomane d'Erdogan, Pakistan, OCI, etc). Ces pôles « amis de l'Occident » ne cachent même pas leur but de répandre la charià partout en terre d'islam, puis ensuite de conquérir la planète et en particulier les pays occidentaux, ennemis jurés, après avoir tenté d'empêcher l'intégration des communautés musulmanes européennes dans une logique d'instrumentalisation interne, sans même parler des réseaux terroristes jihadistes qui ne sont que la partie immergé de l'Iceberg islamiste totalitaire. Il n'y a donc aucun doute sur le choix de l'ennemi véritable et sur les conclusions qui s'imposent en matière de politique étrangère : l'ennemi de l'Occident est bien plus un Etat comme l'Arabie saoudite ou le Qatar que les dictatures syrienne, égyptienne ou autres qui n'interfèrent pas dans nos affaires et ne menacent pas notre civilisation.

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