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Genese Et Actualite De La "Strategie" Pro-Islamiste Des Etats-Unis

Depuis la fin des années soixante-dix, les États-Unis ont, indirectement ou directement, involontairement ou volontairement, soutenu des mouvements islamistes, principalement sunnites. Ce constat peut surprendre, si l'on se réfère aux raids américains contre des bases terroristes d'Oussama Bin Laden durant l'été 1998, eux-mêmes consécutifs aux attentats anti-américains perpétrés le 7 août à Dar es-Salam et Nairobi. Washington a en outre déclenché depuis plusieurs années une croisade médiatique et levé des embargos contre la Libye, l'Iran, et le Soudan, États appartenant au courant le plus révolutionnaire de l'islamisme. Mais c'est cet aspect révolutionnaire et réformiste, bien plus que le fondamentalisme religieux en tant que tel, qui déplaît à Washington. Car les États-Unis ont pour priorité de conserver une emprise sur les réserves d'hydrocarbures du Moyen-Orient. Il s'agit par conséquent de contrarier les mouvances les plus modernistes (Irak) et révolutionnaires (Libye, Iran) de l'islam, désireuses d'échapper à "l'impérialisme économique" américano-saoudien, et de s'appuyer sur les régimes les plus conservateurs (souvent fondamentalistes) dépendants de l'Occident, afin de renforcer la présence des sociétés américaines dans ces zones. Ceci permet de comprendre pourquoi Washington a soutenu, depuis les années 70, des mouvements islamistes sunnites allant des Frères musulmans syriens aux Taliban afghans et à la Gamaà égyptienne, en passant par le FIS, les Islamistes bosno-albanais, sans oublier les Wahhabites saoudiens, précurseurs et financiers de la mouvance islamiste sunnite. Les "atlantistes" européens devraient donc prendre conscience que les Américains, s'ils ne sont pas des "ennemis", n'en défendent pas moins avant tout - et cela est légitime - leurs intérêts propres, y compris lorsque la défense de ceux-ci passe par des alliances tactiques avec des régimes que les valeurs de la nation américaine semblent condamner et qui menacent les Etats européens.

Après avoir démontré comment le réveil islamiste a tout d'abord été encouragé par la traditionnelle diplomatie "confessionnaliste" anglo-saxonne, intensifiée par les États-Unis au cours de la guerre froide, afin d'affaiblir l'URSS par la constitution d'une "ceinture verte", nous verrons que la chute de l'Union soviétique n'a pas vraiment conduit Washington à remettre en question son soutien à différents mouvements islamistes. Dans le cadre d'une guerre économique opposant l'Amérique et l'Europe, Washington est parfois tenté de tabler sur le "choc de civilisation" qui oppose en fait plus l'Europe que les États-Unis (notamment en Asie centrale et en Afrique) aux nations musulmanes, en vertu d'un passé colonial qu'elles n'ont pas encore pardonné à l'Europe et qui serait utilisé, côté américain, pour évincer d'Orient et d'Afrique les anciennes puissances coloniales européennes.

STRATEGIE DES "VENTRES-MOUS" ET ISLAMISME

Depuis la chute du Mur de Berlin, la communauté d'intérêts géopolitiques et idéologiques qui unissait l'Amérique et l'Europe occidentale face au bloc soviétique semble être devenue en partie caduque. Certains, comme l'amiral Lacoste , affirment que les États-Unis sont "entrés en guerre" contre le Vieux Continent. Une guerre commerciale dont le but est de réduire à néant la puissance du concurrent européen. Pour conserver le plus long-temps possible son hégémonie mondiale, l'Amérique consolide ses positions dans les régions riches en ressources naturelles où sa supériorité technologique demeure irrattrapable (Amérique du Sud, Moyen-Orient, Afrique) ou bien dans les zones de civilisation occidentale riches où la culture américaine a été intégrée à l'identité nationale et où la capacité de consommation des produits américains est très élevée. Washington renforce donc son emprise sur les deux principaux "ventres-mous" stratégiquement vitaux du monde : l'Europe et le continuum musulman moyen-oriental et nord-africain. La vulnérabilité de l'Europe vis-à-vis de l'Amérique est flagrante, le Vieux Continent étant pour l'heure dépourvu d'autonomie et d'unité stratégiques et de plus en plus "américanisé" sur le plan culturel et psycho-affectif. Celle du monde musulman est au moins aussi considérable. D'après les stratèges américains en effet, le bloc islamique est vulnérable du point de vue philosophique et technologique, car la doctrine de l'islam orthodoxe, figée depuis le XIe siècle, maintient les peuples musulmans dans le fixisme et condamne à l'échec les tentatives de modernisation entreprises par des régimes "éclairés" depuis le début du XXe siècle ( salafiyya, kémalisme, jadidisme, nationalisme arabe, révolution blanche du Chah d'Iran, etc.). Disposant de ressources naturelles considérables, le monde musulman est censé devenir, d'après les Américains, un marché de consommation d'un milliard de personnes. Mais il demeure incapable d'acquérir une autonomie politico-militaire et économique, faute de progrès technologique et d'une volonté réelle, de la part des chefs d'État musulmans, de faire primer la liberté d'expression et la raison - dans tout ce que l'exercice de celle-ci implique - sur la loi islamique. Les États-Unis savent que les jeunes nations islamiques détentrices de richesses naturelles ont besoin de la technologie occidentale pour pouvoir les exploiter. En quête de nouveaux contrats d'exploitation des réserves d'hydrocarbures, ils se rapprochent des régimes nationalistes et islamistes d'Asie centrale, exploitant l'hostilité souvent "revancharde" des peuples musulmans envers leurs anciens maîtres russo-européens. À la fin du XIXe siècle, la Grande-Bretagne, inspiratrice de la diplomatie confessionnelle des Américains, avait soutenu les Frères musulmans dès leur création par Hassan al-Banna en 1928, pour contrer les nationalistes du parti Wafd, ainsi que la Muslim League et le Jamaat i-islami dans les Indes, afin de diviser le camp anti-colonialiste, ce qui aboutira à la création, en 1947, du Pakistan islamique. Cette stratégie permettra de faire échec aux mouvements réformistes et nationalistes, adversaires des panislamistes de l'époque. Elle contribuera également à compromettre le développement scientifique et économique du monde islamique, prisonnier de préceptes religieux archaïques. Parfaits héritiers d'Albion, les Américains feront de même en consolidant le pouvoir des Wahhabites dans le Golfe. À la tête du plus riche État islamique du monde, bénéficiant de la manne pétrolière, l'Arabie Saoudite portera cette fois-ci un coup fatal à l' aggiornamento de l'islam.

L'Arabie Saoudite : épicentre du séisme islamiste dans le monde

Les islamistes, écrit Yves Lacoste, doivent une grande partie de l'influence qu'ils exercent dans l'ensemble des pays musulmans aux moyens financiers que leur donne la dynastie saoudienne depuis l'époque où il lui importait de contrer les thèses nassériennes de l'unité arabe par l'exaltation d'un projet plus flou et plus lointain, donc moins dangereux, celui de l'unification de tous les musulmans (...). D'où le financement par l'Arabie Saoudite des mouvements fondamentalistes avec l'aval des États-Unis pour lesquels il s'agissait d'un antidote à la subversion communiste . Craignant d'être contraint de partager avec les pays arabes frères le fruit de la rente pétrolière au cas où le nationalisme arabe socialiste s'étendrait, le royaume saoudien apportera, à partir des années 70, une aide considérable aux mouvements islamistes sunnites. Les piliers de l'aide aux mouvements islamistes, furent d'une part l'organisation Rabitat ul-alem el-islami fondée en 1963 et qui recevait des fonds de l'Aramco et d'autre part les consortiums des banques islamiques, dont Fayçal-Finance et El-Baraka. Cette aide fut amorcée dans les années 80. Depuis l'effondrement de l'Union soviétique et la guerre du Golfe, elle vise surtout à contrer l'influence de la révolution iranienne . En Égypte, le rôle des Saoudiens dans le développement de l'islam radical se fit sentir dès les années 70, période au cours de laquelle Anouar El-Sadate, lui-même ancien Frère musulman, arrive au pouvoir et entame les premières négociations avec les islamistes et les Séoudiens. Réfugiés en Arabie Saoudite pendant l'épopée nassérienne, les Frères musulmans égyptiens reviennent alors des pays du Golfe armés de pétrodollars qui leur serviront à renforcer leur influence dans la société égyptienne. C'est également dans les années 70 que le prix des hydrocarbures augmentera suite à la guerre d'octobre 1973, une hausse du cours du brut provoquée par les pays arabes producteurs de pétrole mais également par les sociétés pétrolières américaines. Ceci aura pour conséquence l'enrichissement considérable des pays musulmans producteurs, notamment l'Arabie Saoudite - dont les revenus annuels sont passés, entre 1973 et 1978, de 4,35 à 36 milliards de dollars - qui investira une grande partie de ses rentes dans la promotion de l'islam hanbalite, celui dont s'inspirent les islamistes sunnites et les wahhabites. Le lit de l'islamisme sera par conséquent préparé dans un premier temps par la promotion d'un islam fondamentaliste dont l'introduction au sein des législations des États musulmans sera la condition sine qua non de l'aide au développement. La quasi totalité des réseaux islamistes implantés au Proche-Orient, en Afrique et en Occident, seront ainsi financés par l'État saoudien et par le biais d'institutions islamiques internationales qu'il contrôle : l'Organisation de la Conférence Islamique (créée en 1970), la Ligue islamique mondiale (ONG aux objectifs missionnaires, créée en 1962), et surtout les holdings et banques saoudiennes, tels les groupes Fayçal Islamic Bank, Dar el-Mal, Dellah el-Baraka, etc . Après la chute du Rideau de fer, et surtout à la suite de la guerre du Golfe, l'aide saoudienne directe aux mouvements islamistes diminua significativement, les islamistes ayant fustigé la position pro-occidentale de l'Arabie Saoudite. Mais il ne s'agit que de l'aide publique officielle. Il ne faut pas oublier que la stabilité intérieure de la monarchie saoudienne repose sur l'alliance entre l'établissement religieux wahhabite (représenté par le Cheikh Ibn-Baz), et la dynastie des Séoud. Or " l'établissement religieux a déjà fait ses concessions en tolérant le rapprochement poussé entre le régime et l'Occident. En contrepartie, l'autorité religieuse n'est pas prête à accepter de rompre le financement destiné aux mouvements islamistes proches d'elle " . Concernant l'aide publique indirecte, l'Arabie Saoudite et le Koweït continuent de financer des organisations islamistes dans le monde entier à travers des sociétés-écrans : Conseil de la Bienfaisance islamique, Beit el-Zakat (Maison de la Charité), Association de la Réforme islamique, etc. " L'Arabie Saoudite n'a plus de budget consacré au terrorisme. Mais les 4 000 princes qui dirigent le royaume financent au coup par coup les mouvements islamistes, comme autrefois on achetait des indulgences " , explique Xavier Raufer, professeur à l'Institut de Criminologie. Citons, par exemple, Youssef Djamil Abdelatif, richissime financier saoudien actionnaire de Sony, qui offrit un million de dollars à Ahmed Simozrag, l'un des trésoriers du FIS. Pour ce qui est de l'aide privée, les hommes d'affaires saoudiens possédant des fortunes colossales continuent de financer tel ou tel mouvement. Le saoudien Oussama Bin Laden, dont la fortune est estimée à 300 millions de dollars (1,8 milliard FF), est ainsi considéré comme l'un des plus importants financiers des islamistes dans le monde. Officiellement désavoué aujourd'hui par le royaume saoudien, et réfugié en Afghanistan, le milliardaire continue de financer les réseaux islamistes sunnites à travers le monde. Financier des Taliban, qui lui sont redevables et refusent pour cela de le livrer aux Américains, Bin Laden reste en contact étroit avec sa famille, l'une des plus riches du Royaume séoudien, ainsi qu'avec le clan ultra puissant des Sudaïri, auquel appartient le prince Turki Ibn-Fayçal, chef des services secrets séoudiens ­ avec qui Bin Laden avait créé la " Légion islamique " afghane dans les années 80, milice directement soutenue par la CIA et Riyad. Ibn-Fayçal demeure en étroite relation avec les Talibans, en particulier avec le Mollah Omar, leur chef suprême. Aujourd'hui, Bin Laden est d'autant plus dangereux pour les Américains qu'il constitue une preuve compromettante démontrant que " l'ennemi islamiste ", tant désigné depuis peu par la presse et le pouvoir américains, a été enfanté et réveillé par Washington.

Sionisme et islamisme

Fortement préoccupé par le nationalisme arabe et le terrorisme palestinien (FPLP, Fatah) et voulant saper l'emprise de l'OLP, Israël favorisa également, dès les années 1970, l'émergence des mouvements islamistes palestiniens dans les territoires occupés. " L'OLP étant considéré comme le pire ennemi , raconte Victor Ostrovsky (membre du Mossad jusqu'en 1988), le Mossad avait tendance à croire que tout ce qui discréditait les Palestiniens était bon à prendre " . Pour Tel Aviv, l'État irakien et les mouvements nationalistes arabes socialisants étaient plus dangereux que l'Iran islamiste. Bagdad était en train d'acquérir la première industrie nucléaire civile du monde arabe, grâce à une coopération scientifique avec la France, qui s'apprêtait à vendre à l'Irak un réacteur nucléaire de 700 mégawatts. Les deux pays insistaient sur l'utilisation civile du réacteur, supposé fournir de l'électricité pour Bagdad, " mais Israël craignait qu'il serve à fabriquer des bombes atomiques destinées à l'anéantir " . C'est ainsi que le service d'espionnage de l'armée israélienne, Aman, décida de stopper par la force les projets nucléaires de Saddam Hussein (assassinat du physicien Yaya El Meshad à Paris ; destruction du réacteur nucléaire entreposé à la Seyne-sur-Mer en mai 1981 ; destruction de la centrale atomique de Tuwaïtha en juin 1981). Américains et Israéliens ne voulaient pas concéder aux Irakiens laïques ce qu'ils avaient toléré du Pakistan fondamentaliste. Quelques années plus tard, l'affaire de l 'Iran-Gate (ou Iran-Contra) apportait la preuve qu'une entente, tactique, certes, a existé entre l'Iran khomeinyste, Israël et les Etats-Unis, lesquels conclurent des contrats de ventes d'armes avec l'Iran. " Le colonel Olivier North et Robert MacFarlane , munis de passeports irlandais, se rendirent en Iran en mai 1985 pour y conclure l'accord , explique Victor Ostrovsky . L'argent de cette vente était destiné à acheter des armes pour les Contras du Nicaragua (...). Dans le même temps, Israël vendait secrètement pour 500 millions de dollars d'équipement militaire à l'Iran " .

L'étonnant "lâchage" du Chah par l'administration Carter

D'après l'universitaire iranien Houchang Nahavandi, la Savak (Organisation de la Sécurité et des Renseignements de l'État, mise sur pied par la CIA et le Mossad), sera l'un des principaux facteurs de déstabilisation interne de l'Iran impérial, lorsque le pro-américain Teymour Bakhtiar en prendra la direction de 1953 à 1960. Après le limogeage de ce dernier, qu'ils déploreront vivement, les États-Unis auront beau jeu, entre 1961 et 1979, de dénoncer les violences d'une organisation qu'ils avaient contribué à mettre en place mais qu'ils craindront vite de ne plus pouvoir contrôler. De fait, à partir de 1961, les relations entre le Chah et l'administration Kennedy seront de plus en plus tendues et l'ambassadeur Averell Harriman inaugurera une campagne de disqualification de l'Iran impérial, " exigeant de profonds changements en matière de droits de l'homme" . Les démocrates étaient-ils conscients que cette campagne contribuait à légitimer de facto le camp khomeyniste ? Dans le cadre de la "révolution blanche" , entreprise entre 1963 et 1978, l'Iran sera pourtant entièrement transformé et modernisé, de manière autoritaire certes, mais c'était là, d'après le Chah, le prix à payer pour un décollage en flèche : équipements urbains, infrastructures routières et ferroviaires, aviation civile, armée, instruction. Certains observateurs émettront alors l'hypothèse que les Américains n'auraient pas vu d'un très bon ¦il le développement économique de l'Iran. D'où la thèse d'un appui secret accordé à Khomeyni. " La Révolution iranienne aurait été montée secrètement par les dirigeants américains. Fanatisme islamique et marxisme athée ne pouvant pas aller de pair, la promotion des principes coraniques, en bloquant toute modernisation dans les pays musulmans, profiterait idéalement au capitalisme américain et occidental, en conférant à ces pays sous-développés le statut de simple marché de consommation des produits industriels" , écrit le politologue libanais Nicolas Nasser. Mais il n'existe pas de réelles preuves vérifiant cette hypothèse. La thèse d'une erreur tactique et de la maladresse des démocrates (dogmatisme des droits de l'homme et certitude que les éléments "modérés" de la révolution chiite allaient l'emporter) apparaît plus crédible. " L'administration Carter, écrit le comte Alexandre de Marenches, ancien chef des services spéciaux français, dans son désir imbécile de changer le système politique en Iran, avait fait pression sur le Chah qui, affaibli, ordonna à ses forces armées de ne pas réagir. Mieux, l'ineffable Carter dépêcha en Iran le général Huyser qui, au cours d'une tournée des popotes, prévint les forces armées iraniennes, entièrement fournies en matériel américain, qu'elles n'auraient plus une seule pièce détachée au cas où elles voudraient réagir ; ainsi on mit au pouvoir Khomeyni et on déclencha la révolution chiite" . Mais il nous faut replacer la stratégie pro-islamiste des États-Unis dans le contexte de la guerre froide : pour porter un coup final à l'Union soviétique, le département d'État décida de resserrer ses liens avec deux de ses plus redoutables ennemis en Asie : la Chine et l'islamisme. Washington retira donc sa reconnaissance de Taiwan et se rapprocha dès janvier 1979 de la Chine populaire, stimulant ainsi la lutte d'hégémonie entre Pékin et Moscou. On comprend mieux, dans ce contexte, les raisons du soutien que les États-Unis décidèrent d'apporter à de nombreux mouvements islamistes, surtout sunnites.

UNE STRATEGIE DE LUTTE CONTRE LE COMMUNISME : LA "CEINTURE VERTE"

Décidés à déstabiliser "l'empire du mal", la CIA mit sur pied, entre 1977 et 1978, en collaboration avec les services spéciaux turcs et saoudiens, des réseaux de propagande islamiste destinés à infiltrer les mouvements nationalistes musulmans et le clergé sunnite en Asie centrale. Des exemplaires du Coran et de la littérature interdite par Moscou, sur les héros de guerres anciennes contre les Russes, tel Chamil, furent introduits en masse, ainsi que des armes. Ces réseaux furent organisés sous l'autorité du patron du Conseil national de sécurité (NSC), Zbigniew Brzezinski, qui parvint à convaincre Carter de jouer la carte islamique pour affaiblir l'Union soviétique. L'invasion de l'Afghanistan par l'Union soviétique en décembre 1979 survien-dra à point nommé et elle fera basculer dans le camp de Brzezinski les officiels américains réservés vis-à-vis de la stratégie islamiste. Dans ses Mémoires ( From the Shadows , éd Simon and Schuster, 1997), l'ancien directeur de la CIA Robert Gates affirme même que les services secrets américains avaient aidé les moujahidîn , en rébellion contre Najibullah, dès le 3 juillet 1979, soit six mois avant l'invasion soviétique. Zbigniew Brzezinski confirme ce fait lorsqu'il déclare que la CIA aurait en fait, à travers cette opération clandestine, " sciemment augmenté la probabilité de l'invasion soviétique " et réussi ainsi à " attirer les Russes dans le piège afghan " . Quelques jours à peine après l'invasion de l'Afghanistan, Carter décida de se rapprocher du Pakistan, alors dirigé par le général islamiste Zia-Ul-Haq, et il promit à ce dernier, le 4 janvier 1980, lors de sa déclaration télévisée, que les États-Unis défendraient son pays contre la menace soviétique toute proche, conformément aux accords de défense américano-pakistanais. Après l'élection de Ronald Reagan, la nouvelle administration accepta totalement les plans du Conseil National de Sécurité et de la CIA élaborés sous Carter, sachant pourtant que le prix de cette aventure serait la radicalisation de l'islamisme anti-occidental un peu partout dans le monde. Les États-Unis décidèrent alors de monter la plus grande opération clandestine jamais réalisée depuis 1945. William Casey, chef de la CIA, et le Prince Turki Bin Fayçal, chef des services secrets saoudiens, toujours en fonction, ne voulant pas que Washington et Riyad fussent mêlées de trop près aux opérations en Afghanistan, ce furent les services secrets pakistanais, l'Inter Service Intelligence (ISI), qui se chargèrent de recruter les combattants islamistes et de ventiler l'aide financière aux Moudjahidiîn . Ils confieront une partie du travail à des Frères musulmans arabes et au parti islamiste pakistanais Jamaat-i-Islami, d'où sont issus nombre de conseillers du Général Zia-Ul-Haq. La CIA fit donc livrer les premières armes aux rebelles afghans dès janvier 1980, via l'ISI : fusils Enfield 303, lance-roquettes RPG-7 et kalachnikovs en provenance d'Égypte. En mars 1985, le président Reagan décida d'augmenter l'aide aux moudjahidîn , rebaptisés pour les médias "combattants de la Liberté". William Casey, qui avait fait l'année précédente une visite au Pakistan, avait émis des appréciations tellement positives sur l'ISI, pourtant ouvertement fondamentaliste, que dès 1985, le montant de l'aide américaine pour les Moudjahidîn fut doublé " , confirme Assem Akram. C'est ainsi qu'au terme de négociations secrètes, Ronald Reagan signa la Directive de Décision de Sécurité Nationale - NSDD - n° 166 autorisant la livraison de 1000 missiles antiaériens Stinger. La CIA étant réticente au départ, ce sera le Conseil national de sécurité, en la personne de Vincent Cannistraro, agent de la CIA devenu directeur du programme espionnage au NSC, qui parviendra à faire admettre ses vues auprès du président américain. " Moudjahidîn, vous n'êtes plus seuls, votre combat est le nôtre" , lança Ronald Reagan en janvier 1988. Entre 1980 et 1989, la résistance afghane recevra des Américains près de quinze milliards de dollars d'assistance militaire. La CIA et les Pakistanais recrutèrent alors, parmi les sept groupes fondamentalistes d'Islamabad, le plus déchaîné des chefs rebelles, Gulbudin Hekmatyar, chef du parti islamiste Hezb-islami, trafiquant de drogue ambitieux et féroce. Outre la volonté de nuire à Moscou, les Américains envisageaient d'encourager un fondamentalisme sunnite et conservateur, allié de Washington et pouvant neutraliser l'expansion de l'islamisme chiite. L'embryon d'une "Internationale islamiste sunnite" prit donc corps dans le contexte de la guerre d'Afghanistan autour de personnages clés tels que Qazi Hussein Ahmed, dirigeant du Jamàat islami pakistanais, Bin Laden, qui faisait le lien entre services secrets séoudiens, américains, pakistanais et volontaires arabes, et d'autres islamistes proches des Frères musulmans et du Gamaà égyptien, notamment son chef Omar Abdel Rahmane, impliqué dans l'attentat du World Trade Center, et dont les deux fils se trouvent toujours aux côtés des Talibans. Connu pour avoir publiquement approuvé l'assassinat d'Anouar Al-Saddate, le cheikh égyptien obtiendra cependant, en mai 1990, un visa au consulat américain de Khartoum, suivi d'une carte verte à son arrivée dans le New JerseyŠ Les fondamentalistes de tous les pays musulmans furent alors encouragés à aller faire le jihad en Afghanistan et au Cachemire ou à s'entraîner à Peshawar (base-arrière pakistanaise des mudjahidîn ). Au début des années 80, 3 000 arabes combattaient en Afghanistan. Quelques années plus tard, il seront 16 000 auprès de Hekmatyar et Bin Laden. Dès 1984, en effet, " des milliers de militants islamistes, parmi les plus remuants du Proche-Orient, partent pour l'Afghanistan. Un riche Saoudien, Oussama Bin Laden, coordonne leur recrutement " , écrit Olivier Roy, spécialiste de l'Asie centrale au CNRS. A Peshawar, ils sont pris en charge par le bureau des services ( mektab ul khedamât ), un organisme dirigé par Abdullah Ezzam, Jordanien fondateur de la Légion islamique. En 1982, un centre de recrutement pour combattants islamistes, le " El-Kifah Center ", avait déjà été ouvert par la CIA, à Brooklyn - sous l'autorité de William Casey. La direction en avait été confiée à l'égyptien Mustafa Shalabi, ami de Abdullah Ezzam. Les volontaires recrutés dans ce centre seront autorisés à s'entraîner à tirer au High Rock Shooting Range de Naugatuck dans le Connecticut. 17 centres semblables à l'El-Kifah Center seront ouverts par la suite dans d'autres États de l'Union. Malgré l'opposition progressive du département d'État, l'aide américaine aux combattants islamistes afghans et pakistanais fut en partie maintenue après le retrait des Soviétiques des maquis afghans (février 1989). " Les camps installés en zones tribales afghanes et destinés naguère à former des Moudjahidîn anti-soviétiques n'ont jamais fermé. Les réseaux internationaux continuent de recruter pour toutes les jihad en cours : Etat islamique en Afghanistan, Yémen avant 1994, Cachemire, Bosnie et désormais, Etats-Unis " . Rappelons tout de même que le GIA et le FIS sont les créations des " Afghans ", jadis entraînés par la CIA et l'ISI : Saïd Mekhloufi, Kamareddin Kherbane, Abdallah Anas, gendre de Abdullah Azzam, membres du FIS, sont des anciens " afghans ", tout comme les premiers chefs du GIA : Tayyeb el Afghani (tué en novembre 1994), Djaffar el Afghani (tué en mars 1994), Chérif Gousmi (assassiné en septembre 1994), ou le Syrien Abou Messaab et l'Egyptien Abou Hamza al Misri, idéologues d 'Al Ansar , journal du GIA publié à Londres. Les chefs du mouvement islamiste égyptien Gammaà Islamiyya : Fouad Qassim et Ahmed Taha, sont également d'anciens " afghans ", comme Ahmed Zawahiri, dirigeant du Jihad égyptien, qui cosigne les communiqués terroristes de Bin Laden. Concernant la rébellion islamiste du Cachemire, le mouvement Harakat al Ansar dispose de camps d'entraînements dans la province afghane de Khost (qui fut la principale cible du bombardement américain du 21 aout 1998). Enfin, le chef présumé du groupe qui a commis l'attentat de Louxor contre les touristes européens en septembre 1997 (Mohammad Abdel Rahmane) est aussi un "afghan ". Les Etats-Unis portent donc une responsabilité écrasante dans l'exacerbation de la menace islamiste anti-occidentale qui surgit un peu partout dans le monde, même si le monstre enfanté semble peu à peu échapper à son concepteur. Avec la guerre du Golfe (1990-1991) et à la suite de la chute de l'Union soviétique (1991), la stratégie pro-islamiste de Washington connaîtra un premier infléchissement. La présence de soldats " Infidèles " en Arabie, terre du Prophète, est insupportable aux yeux des anciens collaborateurs islamistes des Américains. La stratégie confessionnelle américaine semble alors être remise en question, surtout avec l'attentat du World Trade Center de février 1993 à New York, auquel succéderont ceux de novembre 1995 contre une caserne en Arabie Saoudite et de juin 1996 contre des militaires américains à Khobar. Pourtant, des figures de l'islamisme radical comme Rachid Ghannouchi, coordinateur de nombreux réseaux islamistes en Occident, déclarent que " les Américains sont plus conciliants que les Européens à l'égard de l'Islam" , rappelant le fait que les Américains avaient cautionné la tentative d'insurrection fomentée par le parti islamiste En-Nahda contre les autorités tunisiennes. Quelques semaines avant en effet, Ghannouci avait reçu le soutien de certains officiels américains, comme le prouve le discours du 13 mars 1991 du sous-secrétaire d'État Jack Covey devant le Congrès, dénonçant les autorités tunisiennes pour n'avoir " pas tenu leurs promesses en ce qui concerne l'instauration d'une société basée sur le multipartisme, en particulier la légalisation d'En-Nahda " . Concernant l'Afrique du Nord en général, Jack Covey déclarera au Congrès, en mai 1991, qu'il était " nécessaire d'intégrer les partis islamiques dans les nouvelles sociétés démocratiques en Afrique " . Plus récemment, le Département d'Etat déplorait l'interdiction des formations intégristes comme l'ex-" Parti de la Prospérité ", rebaptisé " Parti de la Vertu " ( Fasilet partisi ), chassé du pouvoir par un coup d'Etat perpétré fin 1997 par l'Armée turque. La guerre du Golfe fut l'occasion, pour la plupart des mouvements islamistes, de fustiger l'Arabie Saoudite et le "Grand Satan" américain. Mais, comme l'explique Ghassan Salamé, " les mouvements islamistes n'ont pas tous soutenu l'Irak " . Les Frères musulmans koweïtiens, par exemple, ainsi qu'une partie des Frères égyptiens, ont fortement condamné l'invasion du Koweït par l'Irak (Gamàa), ou bien sont restés silencieux (Abou Nasser, Mashkour). La frange des Frères proche du PND (parti national démocrate) au pouvoir ainsi que des personnalités religieuses comme le Cheikh Chaarawi se rallièrent aux fatwa émises par les Oulémas d'El-Azhar justifiant la guerre contre l'Irak. Le Pakistan fondamentaliste soutint lui aussi l'intervention américaine. L'Iran s'aligna sur les positions occidentales. Pour ce dernier, comme pour la plupart des islamistes, le régime irakien demeurait coupable de s'être éloigné de l'islam. En Tunisie, les dirigeants d'En-Nahda se scindèrent en deux camps :les pro-saoudiens, représentés par Abdelfattah Mourou, et les irréductibles en faveur de l'Irak derrière l'ancien nationaliste arabe Rachid Ghannoucci. Le FIS algérien, financé par l'Arabie Saoudite jusqu'en 1990-91, resta pour sa part longtemps silencieux pendant la guerre du Golfe (courant de Jazzara et position d'Abassi Madani), afin de ne pas sembler défendre les Saoudiens, sans pour autant soutenir le régime irakien " apostat " .

PERENNITE DE LA STRATEGIE AMERICAINE PRO-ISLAMISTE APRES LA CHUTE DU MUR DE BERLIN

En dépit des attentats anti-américains du World Trade Center de février 1993 et du 7 aout 1998, contre les ambassades américaines en Afrique, et dont les inculpés étaient tous d'anciens "afghans ", Washington ne semble pas avoir réellement remis en cause son soutien aux mouvements et États fondamentalistes. Le département d'État ne partage pas la méfiance des officiels européens, surtout français, vis-à-vis de l'islamisme, considérant improbable le phénomène de contagion à toute l'Afrique du Nord et au reste du monde musulman. Il continue d'établir une différence entre "islamisme modéré" et "extrémiste". Bien sûr, les officiels et chercheurs américains n'ont pas tous la même opinion quant à l'attitude à adopter vis-à-vis de l'islamisme. Deux écoles s'affrontent : - la première, représentée par Samuel Huntington, Yossef Bodansky, l'islamologue Bernard Lewis, ou Martin Indyck, responsable pour le monde arabe au NSC, considère que l'islam politique est, à terme, une menace pour l'ensemble du monde non-musulman. Spécialiste des questions de terrorisme, Yossef Bodansky refuse de distinguer le "bon" intégriste du "mauvais". Il estime que le terrorisme islamique est l'instrument d'une stratégie dont les gouvernements de Téhéran, Tripoli et Khartoum sont les inspirateurs et les pourvoyeurs de fonds et d'armes. Ce qui surévalue d'ailleurs le rôle de ces derniers et minimise celui plus insidieux des États pétroliers du Golfe et du Pakistan. - la seconde estime au contraire " que le Œréveil islamique' s'inscrit dans l'évolution politique des sociétés musulmanes et qu'il n'est nullement hostile à l'Occident et aux valeurs de la démocratie moderne " . Elle domine au sein de l'administration Clinton, en particulier parmi les officiels les plus proches du président américain, tels Antony Lake, ancien chef du SNC, Madeleine Albright, secrétaire d'État, Christopher Hill, ambassadeur des Etats-Unis en Macédoine-FYROM, Richard Hobrooke, émissaire spécial de Clinton en Bosnie, à l'origine de l'union militaire croato-musulmane contre les Serbes (4 aout 1995) et de la création d'une Bosnie islamique indépendante, Robert Pelletreau, ancien secrétaire adjoint à la Défense, chargé des affaires de Sécurité internationale, et Zbigniew Brzezinski. " L'islam n'est pas notre ennemi et nous ne sommes pas ses ennemis. La politique américaine s'oppose vigoureusement à l'extrémisme et au fanatisme, qu'ils soient religieux ou laïcs " , rappelle Robert Pelletreau, faisant une allusion au régime laïque de Saddam Hussein qu'il entend combattre. " Nous rejetons l'idée qu'un regain d'intérêt apporté aux valeurs traditionnelles de l'islam conduise forcément à un affrontement avec l'Ouest et ses valeurs démocratiques " , déclare Anthony Lake. Quant à Liza Anderson, directrice de l'Institut du Moyen-Orient à l'Université de Columbia, elle remarque " qu'il existe des désaccords en matière de théorie politique entre les islamistes et les Américains, mais ce qui entraîne le mouvement islamiste dans un conflit politique avec les États-Unis est le soutien américain à des gouvernements jugés despotiques par ces islamistes " . Remarque qui nous permet de mieux comprendre comment les responsables américains justifient le lâchage des régimes arabo-musulmans progressistes que les islamistes qualifient de "despotiques". Aux États-Unis, explique le général Gallois, " le triomphe de l'intégrisme islamique est tenu pour inéluctable (Š), de nombreux organismes d'analyse géopolitique et stratégique américains en sont convaincus, le disent et l'écrivent " . C'est par exemple le cas de la Rand Corporation de Santa Monica, prestigieux centre d'études stratégiques qui renseigne les dirigeants américains. Résolument opposés à la thèse d'un "choc des civilisations", Graham Fuller, ancien de la CIA au Proche-Orient, et Ian O. Lesser affirment qu'une "coexistence" entre les États-Unis et de futurs régimes islamistes, notamment l'Algérie, dont les auteurs sont sûrs qu'elle basculera dans le camp islamiste, est possible. D'après Fuller, " le respect pour la propriété privée et le commerce est plus prononcé dans la tradition coranique que dans la doctrine traditionnelle de l'Église ou le confucianisme ". Il y aurait donc convergence entre les valeurs islamiques et américaines. Les deux auteurs expliquent ensuite que " les islamistes luttent contre les gouvernements autoritaires qui refusent leur représentation politique [et que] la meilleure réponse à ce facteur islamiste croissant est le dialogue, lequel doit commencer avec les mouvements islamistes d'aujourd'hui avant qu'ils ne parviennent à former les États islamistes de demain. Ce dialogue doit être approfondi avec les activistes ou mouvements islamistes modérés " . Pour Fuller, le maintien au pouvoir du président Liamine Zéroual est " inacceptable sur le long terme " et le FIS représente " l'alternative politique la plus populaire dans le pays ". On sait aujourd'hui que la CIA a soutenu le FIS dès 1991 et négocié avec lui. C'est ainsi qu'un haut-fonctionnaire de la CIA, connu sous le nom de Peter Brown, établit des accords formels avec le FIS au cas où celui-ci accéderait au pouvoir, comme en témoigne un rapport détaillé du 17 janvier 1994 de la CIA transmis à la Maison Blanche . On y apprend qu'en échange d'une attitude compréhensive de Washington, le FIS s'engageait à : - respecter les Droits de l'Homme, en promettant d'éviter les règlements de compte en cas d'accès au pouvoir, - honorer tous les contrats pétroliers et gaziers en cours, - favoriser les investisseurs américains au détriment de Paris, jugée trop hostile aux Islamistes. - intervenir en faveur d'une normalisation des rapports entre les Etats-Unis et d'autre part l'Iran et le Soudan. - cesser toute activité hostile à l'égard des monarchies pétrolières, en particulier l'Arabie Saoudite et le Koweït, en plus d'un alignement sur Washington concernant l'Irak. D'après le général Salvan, cette bienveillance à l'égard de l'islam fondamentaliste découle de l'idéologie religieuse puritaine, d'essence également fondamentaliste, qui fut à l'origine de la déclaration d'indépendance des États-Unis . Aux antipodes de la tradition laïque de la France, les officiels américains rappellent l'importance de la religion dans l'édification de l'Amérique et citent la Bible comme inspiratrice de leur constitution. " Les valeurs musulmanes d'engagement personnel dans la foi et de service à la société sont des valeurs universelles. Ce sont des valeurs que nous partageons tous ", déclarait le 1er mars 1995 Bill Clinton aux musulmans américains, à l'occasion de la fête musulmane de l'Aïd el-Fitr. " Les valeurs traditionnelles de l'islam sont en harmonie avec les idéaux les meilleurs de l'Occident " , poursuivait le président américain quinze jours plus tard lors de la visite du roi Hassan II. Autant de déclarations qui furent chaleureusement accueillies jusqu'au sein de la mouvance islamiste. " Il n'y a pas de passé colonial entre les pays musulmans et l'Amérique, pas de croisades, pas de guerres. Je pense qu'une forme de coexistence est envisageable entre le monde musulman conduit par des islamistes et l'Occident [américain], à condition que celui-ci respecte la réalité islamique" déclarait Rachid Ghannoucci . Voulant toujours ménager l'Islam, notamment les deux grands lobby musulmans américains, le Muslim Public Council et le Council on American Islamic Relations, qui dénoncent comme " raciste " et " discriminatoire " l'utilisation du terme " fondamentalisme islamique " et défendent des terroristes comme Omar Abdul Rahman, inspirateur de l'attentat meurtrier du World Trade Center, le Président Clinton se refuse systématiquement à parler de " terrorisme islamique " dans ses déclarations. C'est ainsi que le réseau islamiste de Bin Laden a été qualifié, lors du message à la nation que Clinton adressa le 20 aout 1998, peu après les attentats anti-américains, de " Bin Laden Network ", sans jamais l'associer au terme d'islam ou d'islamisme. " Si le Gouvernement américain a choisi le camp des Musulmans bosniaques, c'est pour des raisons de politique intérieure (Š) comme d'intérêts extérieurs , explique Denise Artaud, (Š) le sénateur républicain Bob Dole, le rival de Clinton, a été un chaud défenseur des musulmans bosniaques : il existe aux Etats-Unis des groupes de pression islamiques (le Council on American Islamic Relations et le Muslim Public Affairs Council ). Il est possible que les intérêts américains dans les Etats pétroliers du Golfe aient orienté les préférences et plus encore sans doute les liens avec la Turquie qui contrôle les Détroits " . L'Administration américaine a longtemps justifié l'ouverture à Washington du tout premier bureau occidental du FIS ainsi que la présence officielle sur son sol d'islamistes - tel Anouar Haddam, "délégué parlementaire" du FIS pour les Etats-Unis, depuis peu assigné à résidence à Chicago - par le fait qu'ils appartiendraient à la branche non-armée de l'islamisme. Ainsi Haddam salue-t-il le "pragmatisme" des dirigeants américains qui distinguent entre les mouvements politiques islamistes et les groupes armés. Pourtant, Haddam n'a jamais fait mystère de ses contacts avec l'AIS et le GIA, qui ont revendiqué l'assassinat de nombreux Européens (Français, Croates et Italiens). Installé depuis de nombreuses années aux États-Unis, Anouar Haddam sollicite les lobbies islamistes américains dont le poids politico-électoral s'est considérablement accru, notamment grâce au prosélytisme du mouvement Nation of Islam de Louis Farrakhan. On sait par exemple que près de 30 % des fonds du Hamas palestinien et d'autres mouvements islamistes sont recueillis aux États-Unis auprès des seules associations islamiques américaines. " Diverses associations comme, par exemple, l'American Muslim Council, s'intéressent à la politique américaine dans le monde musulman ", écrit Robert Mortimer, professeur à l'Université du Colorado. " Elles sont souvent en contact à la chambre des représentants avec des députés de circonscriptions ayant des électeurs de religion musulmane appartenant à la communauté noire " . C'est ainsi qu'Abdurahman Alamoudi, directeur du Conseil Musulman Américain, " fier du rôle positif qu'entendent jouer les États-Unis " , put plaider la cause du FIS devant la Commission africaine du Congrès. Sur le plan extérieur, la stratégie pro-islamique de Washington repose principalement sur une analyse géopolitique à long terme, même si cela peut surprendre. Les Etats-Unis considèrent en effet l'Asie centrale et les contrées musulmanes pétrolifères et gazières de l'ex-Union soviétique comme la zone stratégique la plus importante du monde. Dans son dernier ouvrage, Zbigniew Brzezinski explique ainsi que l'enjeu principal pour l'Amérique est cette " Eurasie ", vaste ensemble allant de l'Europe de l'Ouest à la Chine via l'Asie centrale. Brzezinski explique que les Etats-Unis sont décidés à tout faire pour demeurer l'unique superpuissance mondiale et pour empêcher les Russes de redevenir un concurrent sérieux. La stratégie américaine de "ceinture verte" contre l'empire soviétique a donc été reconduite contre la Russie post-communiste, ce qui fonde le géopolitologue François Thual à parler de " néo-containment " contre la puissance russe dont Washington craint les velléités " anti-hégémoniques ". Le Pentagone profite en fait de l'atténuation du rôle international de la Russie pour conquérir petit à petit les anciennes aires d'influence soviétique, d'autant plus stratégiques qu'elles constituent des zones de réserves d'hydrocarbures susceptibles de diminuer à terme la dépendance énergétique des Etats-Unis envers les pays du Golfe, la diversification des sources d'approvisionnement étant devenue l'une des priorités américaines. Washington espère à terme récupérer à son profit la vague d'alternance islamiste escomptée, en se présentant comme "l'ennemi du colonialisme" et des diverses formes de socialismes, " poisons idéologiques " européens, du point de vue islamique. N'ayant pas de passé colonial en Afrique et au Moyen-Orient, les Américains ont beau jeu de se présenter comme les défenseurs de la liberté et du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Il est d'ailleurs courant, en Amérique, d'entendre et de lire des déclarations de soutien aux opposants "démocrates islamistes" et anti-russes d'Asie centrale. C'est ainsi que les dirigeants de l'opposition islamiste tadjike, à l'origine de la guerre civile qui secoue ce pays depuis plusieurs années, furent reçus en février 1995, à New York et Washington. Les deux vice-premiers présidents du Mouvement de la Renaissance Islamique, Khodji Akbar Touradjanzade et Muhammad Charif Himmatzade, ont été en effet accueillis comme de véritables chefs d'États par des personnalités américaines, de Zbigniew Brzezinski à Mme Robin Rafil, adjoint au secrétaire d'État, en passant par James Collins, alors coordinateur spécial du département d'État sur les affaires de la CEI . La politique pro-islamiste des États-Unis participe en fait d'un pragmatisme poussé parfois à l'extrême. " Les Américains veulent améliorer leur réputation auprès des fondamentalistes, afin de diminuer les chances d'être à nouveau considérés comme l'ennemi implacable de l'islam " , écrit Edward G. Shirley, pseudonyme d'un ancien spécialiste de l'Iran à la CIA. Il s'agit donc d'établir des relations avec les islamistes les moins anti-américains, les dégâts susceptibles d'être causés par ces derniers aux Américains étant jugés négligeables par rapport aux dividendes qu'une bienveillance à leur endroit pourrait rapporter à long terme, au cas ils accéderaient au pouvoir. Mais jusqu'aux attentats anti-américains du 7 aout 1998, l'une des plus éclatantes confirmations de la pérennité de la stratégie américaine pro-islamiste fut le soutien apporté, dès 1994, par Washington aux ultra-fondamentalistes taliban qui prirent le contrôle - en mai 1997, avec la prise de Mazar-i-Charif, de la quasi totalité de l'Afghanistan. Après avoir soutenu Gubuldin Hekmatyar jusqu'à son échec en 1995, le Pentagone apporta son soutien aux Taliban, nouveaux préférés de l'armée pakistanaise, dans le cadre de sa coopération avec l'ISI. Après l'échec de Hekmatyar, les Taliban étaient censés, d'après les nouvelles orientations de Washington, rétablir l'ordre et la stabilité en Afghanistan, notamment afin que la société UNOCAL puisse poursuivre ses projets de construction de canalisations devant transporter le pétrole et le gaz du Turkménistan vers l'Europe et le Pakistan via l'Afghanistan.

Géopolitique du pétrole : du Golfe à l'Asie centrale

C'est en utilisant la méfiance des musulmans envers les puissances coloniales européennes que Washington parvint à obtenir du Roi Ibn Séoud, le 29 mai 1933, la première concession pétrolière pour la partie orientale de l'Arabie Saoudite. Celle-ci revint à la Californian Arabian Standard Oil ­ (Aramco). À l'instar des Frères musulmans actuels ou des dirigeants du FIS, les très puritains wahhabites fustigeaient la civilisation occidentale, donc américaine. Mais les Américains, en tant que partenaire commercial, leur offraient des garanties de technicité et de coopération dépourvues de relents colonialistes. L'accord implicite était le suivant : " Vous nous laissez appliquer la loi islamique et régner en Arabie Saoudite selon nos valeurs anti-occidentales et nous coopérons économiquement avec vous ". Or ce genre d'accord allait devenir le paradigme de la stratégie " islamo-pétrolière " des États-Unis. Aujourd'hui, Washington continue à exploiter le discrédit dont souffrent les anciennes puissances coloniales européennes espérant être l'unique bénéficiaire des contrats d'exploitation d'hydrocarbures, dont les plus importants gisements sont situés dans l'Eurasie islamique. En effet, si l'on prend en compte les réserves du Golfe, d'Afrique du Nord et d'Asie centrale, ce sont près de 75 % des réserves mondiales prouvées qui sont entre les mains du monde musulman. Par conséquent, les États-Unis, qui veulent épuiser le moins vite possible leurs réserves, entendent continuer à contrôler le trafic pétrolier et à bénéficier du rôle privilégié que joue le dollar dans celui-ci. Volonté que le secrétaire adjoint en charge des Proche et Moyen-Orient, Robert Pelletreau, rappela le 6 avril 1995 devant la commission des Relations internationales du Congrès : " Les priorités américaines dans la région sont : négocier et développer des accords de sécurité dans la région du Golfe afin d'en assurer la stabilité et l'accès aux réserves pétrolières vitales pour notre prospérité économique ; assurer l'accès aux entreprises américaines dans la région ..." . C'est ainsi que les sociétés américaines ont investi des milliards de dollars en Algérie et qu'elles y maintiennent de nombreux techniciens (Bechtel, Kenog), en vue de réaliser, entre autres, la construction d'un gazoduc qui, par l'Espagne et le Portugal, devrait irriguer toute l'Europe du gaz d'Hassi r'Mel (avec une capacité de transport de 9,5 milliards de m3 par an). Or, les islamistes ne s'en sont jamais pris à un seul des 7 200 Américains employés dans l'industrie d'hydrocarbures en Algérie... " Sur les 120 étrangers assassinés, remarque Xavier Raufer , pas un seul Américain (...). Neutralité négociée ? (Š), en juillet 1996, des expatriés américains fort repérables faisaient leur jogging sans protection aucune , dans le port pétrolier d'Arzew, près d'Oran... " . Depuis l'indépendance des républiques musulmanes de l'ex-Union soviétique, les Américains ont compris que les capitaux et la technicité offerts par leurs sociétés pourront permettre un jour aux États musulmans de la CEI d'échapper à la tutelle politique et technologique russe. Or l'intérêt économique concorde ici parfaitement avec les objectifs fixés par la politique de défense des États-Unis dans cette région : - réduire la puissance russe en l'amputant de ses régions pétrolifères ; - contrer la menace islamiste chiite-iranienne dans la région, non seulement par la Turquie sunnite "laïque", mais également par le fondamentalisme sunnite rival (Taliban, Wahhabites, etc.). D'après de récentes évaluations, les réserves pétrolières et gazières d'Asie centrale seraient équivalentes à celles du Golfe, et le Turkménistan serait placé au troisième rang mondial des réserves de gaz naturel. La zone de la Caspienne renfermerait des "réserves possibles" de 178 à 200 milliards de barils de pétrole et de 1 000 à 7 500 milliards de mètres cubes de gaz, d'après les spécialistes . - Au Kazakhstan, où la montée en production du champ géant de Tenguiz se poursuit (1 000 000 b/j en 2010, contre 60 000 b/j en 1995), les Américains ont créé la Texakabank (Banque du Texas et du Kazakhstan) et leurs pétroliers (Chevron ou Unocal) représentés au sein du Caspian Pipeline Consortium (CPC) comptent exploiter intensément les gisements de la Caspienne et gérer le futur oléoduc Tenguiz-Novorossik. - En Azerbaïdjan, les implications géostratégiques du tracé de pipelines par la Turquie correspondent à deux objectifs primordiaux des Américains, des Turcs et des mouvements islamistes financés par l'Arabie-Séoudite : isoler l'Iran chiite ainsi que l'ancien "colonisateur" russe. 7 contrats ont donc été signés depuis 1991 avec des compagnies américaines, notamment celui du 14 décembre 1996 portant sur un montant de deux milliards de dollars pour l'exploitation des réserves de la Caspienne (Amoco 30%, Unocal 25%, Socar 20%, Delta Oil 4,5, Itochu 20%). Ceci explique d'ailleurs le revirement de la diplomatie américaine vis-à-vis de l'Arménie, sacrifiée sur l'autel des réserves pétrolières azéries. Le Président de l'Azerbaïdjan, Gueidar Aliev, a ainsi été reçu le 1er août 1997 à la Maison Blanche afin d'y rencontrer entre autres Bill Clinton et d'y signer de nouveaux contrats avec des sociétés américaines (Exxon, Chevron, Amoco et Mobil), évalués à plus de 10 milliards de dollars (60 milliards de francs). C 'est également avec des nationalistes-musulmans anti-russes, comme l'ex-vice-Premier Ministre Hojahmed Noukhaev, président de la chambre de commerce et d'industrie américano-caucasienne, que le milliardaire séoudien Adnan Khashoggi, la Banque mondiale et Washington travaillent actuellement à la constitution d'un " marché commun trancaucasien ". Ce projet, excluant la Russie, intègre l'Azerbaïdjan, dans le but de constituer, à terme, une union du pétrole et du gaz du type CECA - le Turkménistan est crédité de réserves de gaz de l'ordre de 4 500 milliards de mètres cubes et les réserves de pétrole que renferme le Kara Koum sont évaluées à 6 milliards de barils. Il retient donc lui aussi toute l'attention des compagnies pétrolières (Unocal, Delta Oil, Mobil, Monument, Bridas, Petronas), engagées dans différents projets de construction de canalisations qui transpor-teraient du gaz et du pétrole turkmènes vers le Pakistan et l'Inde. L'Iran, à cause des royalties escomptées pour le passage des canalisations sur son sol, et l'Arabie Saoudite, parce que sa société Delta Oil est candidate, proposent deux projets de tracés opposés, respectivement soutenus, d'une part, par les Américains, les Saoudiens et les Taliban ; d'autre part, par les Russes et les Iraniens. Le premier concerne la construction d'un oléoduc qui traverserait l'Afghanistan et déboucherait dans un port pakistanais au nord de Karachi (Gwadar). Ce projet, dont le coût s'élèverait à 2,6 milliards de dollars, irait de pair avec celui visant à construire un gazoduc de 1 300 km de longueur reliant le Turkménistan au Pakistan et à l'Inde via la zone ouest de l'Afghanistan. Ces deux plans sont soutenus par la compagnie américaine Unocal et la saoudienne Delta Oil et leur réalisation dépend d'un retour de l'Afghanistan à la stabilité. Chris Taggart, vice-président d'Unocal, admettait d'ailleurs que " la domination des Taliban pourrait être un facteur positif " pour la réalisation du tracé et que " les récents événements étaient susceptibles de favoriser le projet " , envisageant une reconnaissance des Taliban par les États-Unis. C'est ainsi que Washington reçut en février 1997 des délégations de Taliban, afin de trouver avec eux un terrain d'entente alliant le retour de la stabilité à la construction de canalisations ; que des bureaux d'Unocal ont été ouverts à Kaboul en mars 1997 ; et que la compagnie américaine s'est vu confier par les Taliban la tâche de former les Afghans (ouverture d'un centre à Kandahar) à la technologie des pipelines . Alors que les États-Unis avaient jugé inopportun de rouvrir leurs ambassades à Kaboul sous les gouvernements Rabbani et Massoud, ils s'empressèrent de reconnaître le pouvoir des Taliban lorsque ceux-ci prirent le contrôle de la capitale afghane le 26 septembre 1996, le département d'État publiant pour l'occasion un communiqué qualifiant de "positive" leur victoire et annonçant l'envoi d'une délégation officielle à Kaboul. " Le projet de gazoduc reliant le Turkménistan au Pakistan, répond à deux priorités américaines : assurer une liaison directe pour évacuer les hydrocarbures d'Asie centrale et de la Caspienne, où les compagnies américaines investissent massivement ; renforcer l'isolement de l'Iran, qui est [pourtant] le candidat naturel au tracé du gazoduc" . Concernant le second projet, Téhéran, avec Ankara, cette fois-ci, estime que le tracé au départ du Turkménistan doit contourner l'Afghanistan et traverser la Turquie. Ces intérêts contraires à ceux des Saoudiens expliquent en partie la haine qui oppose violemment Téhéran aux Talibans, favoris de Riyad. Depuis les représailles américaines d'août 98 visant à détruire les bases d'entraînements terroristes de Bin Laden en Afghanistan et au Soudan, Américains et Talibans semblent être devenus des ennemis irréductibles, ce qui infirmerait la thèse de l'alliance objective islamo-américaine. En fait, les Talibans sont les obligés de leur financier Bin Laden, qui est la véritable cible des raids américains, et Madeleine Albright elle-même a déclaré officiellement, le 18 août 1998, que les Talibans pourraient être reconnus par Washington " s'ils cessaient d'héberger ceux qui sont considérés comme des terroristes ", notamment Bin Laden , réclamé depuis 1996 par Washington depuis qu'il a été reconnu responsable d'attentats anti-américains commis entre 1991 et 1994 aux Etats-Unis et en Arabie Saoudite. Autre fait intrigant, révélateur des liens étroits qui ont unis Talibans et Américains, la " porte-parole officielle " du régime taliban à l'ONU n'est autre que Laili Helms, petite-fille de Faïz Mohammed Zikira, dernier ministre des Affaires étrangères de Zahir Shah, et surtout épouse de Richard Helms, ancien directeur de la CIAŠ " Les Talibans ne sont pas contre l'Occident ou contre les Etats-Unis " , affirme-t-elle régulièrement au sein des instances internationales. Aussi, concernant la branche la plus radicalement anti-américaine de la mouvance islamiste liée à Bin Laden, tel le Gamaà Islamiyya égyptien, très présent en Asie centrale et dans les Balkans, leur chef suprême Omar Abdel-Rahmane a déclaré qu'il " fallait concentrer ses efforts de lutte non pas contre les Amé

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