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Genese Et Actualite De La "Strategie" Pro-Islamiste Des Etats-Unis

Depuis la fin des années soixante-dix, les États-Unis ont, indirectement ou directement, involontairement ou volontairement, soutenu des mouvements islamistes, principalement sunnites. Ce constat peut surprendre, si l'on se réfère aux raids américains contre des bases terroristes d'Oussama Bin Laden durant l'été 1998, eux-mêmes consécutifs aux attentats anti-américains perpétrés le 7 août à Dar es-Salam et Nairobi. Washington a en outre déclenché depuis plusieurs années une croisade médiatique et levé des embargos contre la Libye, l'Iran, et le Soudan, États appartenant au courant le plus révolutionnaire de l'islamisme. Mais c'est cet aspect révolutionnaire et réformiste, bien plus que le fondamentalisme religieux en tant que tel, qui déplaît à Washington. Car les États-Unis ont pour priorité de conserver une emprise sur les réserves d'hydrocarbures du Moyen-Orient. Il s'agit par conséquent de contrarier les mouvances les plus modernistes (Irak) et révolutionnaires (Libye, Iran) de l'islam, désireuses d'échapper à "l'impérialisme économique" américano-saoudien, et de s'appuyer sur les régimes les plus conservateurs (souvent fondamentalistes) dépendants de l'Occident, afin de renforcer la présence des sociétés américaines dans ces zones. Ceci permet de comprendre pourquoi Washington a soutenu, depuis les années 70, des mouvements islamistes sunnites allant des Frères musulmans syriens aux Taliban afghans et à la Gamaà égyptienne, en passant par le FIS, les Islamistes bosno-albanais, sans oublier les Wahhabites saoudiens, précurseurs et financiers de la mouvance islamiste sunnite. Les "atlantistes" européens devraient donc prendre conscience que les Américains, s'ils ne sont pas des "ennemis", n'en défendent pas moins avant tout - et cela est légitime - leurs intérêts propres, y compris lorsque la défense de ceux-ci passe par des alliances tactiques avec des régimes que les valeurs de la nation américaine semblent condamner et qui menacent les Etats européens.

Après avoir démontré comment le réveil islamiste a tout d'abord été encouragé par la traditionnelle diplomatie "confessionnaliste" anglo-saxonne, intensifiée par les États-Unis au cours de la guerre froide, afin d'affaiblir l'URSS par la constitution d'une "ceinture verte", nous verrons que la chute de l'Union soviétique n'a pas vraiment conduit Washington à remettre en question son soutien à différents mouvements islamistes. Dans le cadre d'une guerre économique opposant l'Amérique et l'Europe, Washington est parfois tenté de tabler sur le "choc de civilisation" qui oppose en fait plus l'Europe que les États-Unis (notamment en Asie centrale et en Afrique) aux nations musulmanes, en vertu d'un passé colonial qu'elles n'ont pas encore pardonné à l'Europe et qui serait utilisé, côté américain, pour évincer d'Orient et d'Afrique les anciennes puissances coloniales européennes.

STRATEGIE DES "VENTRES-MOUS" ET ISLAMISME

Depuis la chute du Mur de Berlin, la communauté d'intérêts géopolitiques et idéologiques qui unissait l'Amérique et l'Europe occidentale face au bloc soviétique semble être devenue en partie caduque. Certains, comme l'amiral Lacoste , affirment que les États-Unis sont "entrés en guerre" contre le Vieux Continent. Une guerre commerciale dont le but est de réduire à néant la puissance du concurrent européen. Pour conserver le plus long-temps possible son hégémonie mondiale, l'Amérique consolide ses positions dans les régions riches en ressources naturelles où sa supériorité technologique demeure irrattrapable (Amérique du Sud, Moyen-Orient, Afrique) ou bien dans les zones de civilisation occidentale riches où la culture américaine a été intégrée à l'identité nationale et où la capacité de consommation des produits américains est très élevée. Washington renforce donc son emprise sur les deux principaux "ventres-mous" stratégiquement vitaux du monde : l'Europe et le continuum musulman moyen-oriental et nord-africain. La vulnérabilité de l'Europe vis-à-vis de l'Amérique est flagrante, le Vieux Continent étant pour l'heure dépourvu d'autonomie et d'unité stratégiques et de plus en plus "américanisé" sur le plan culturel et psycho-affectif. Celle du monde musulman est au moins aussi considérable. D'après les stratèges américains en effet, le bloc islamique est vulnérable du point de vue philosophique et technologique, car la doctrine de l'islam orthodoxe, figée depuis le XIe siècle, maintient les peuples musulmans dans le fixisme et condamne à l'échec les tentatives de modernisation entreprises par des régimes "éclairés" depuis le début du XXe siècle ( salafiyya, kémalisme, jadidisme, nationalisme arabe, révolution blanche du Chah d'Iran, etc.). Disposant de ressources naturelles considérables, le monde musulman est censé devenir, d'après les Américains, un marché de consommation d'un milliard de personnes. Mais il demeure incapable d'acquérir une autonomie politico-militaire et économique, faute de progrès technologique et d'une volonté réelle, de la part des chefs d'État musulmans, de faire primer la liberté d'expression et la raison - dans tout ce que l'exercice de celle-ci implique - sur la loi islamique. Les États-Unis savent que les jeunes nations islamiques détentrices de richesses naturelles ont besoin de la technologie occidentale pour pouvoir les exploiter. En quête de nouveaux contrats d'exploitation des réserves d'hydrocarbures, ils se rapprochent des régimes nationalistes et islamistes d'Asie centrale, exploitant l'hostilité souvent "revancharde" des peuples musulmans envers leurs anciens maîtres russo-européens. À la fin du XIXe siècle, la Grande-Bretagne, inspiratrice de la diplomatie confessionnelle des Américains, avait soutenu les Frères musulmans dès leur création par Hassan al-Banna en 1928, pour contrer les nationalistes du parti Wafd, ainsi que la Muslim League et le Jamaat i-islami dans les Indes, afin de diviser le camp anti-colonialiste, ce qui aboutira à la création, en 1947, du Pakistan islamique. Cette stratégie permettra de faire échec aux mouvements réformistes et nationalistes, adversaires des panislamistes de l'époque. Elle contribuera également à compromettre le développement scientifique et économique du monde islamique, prisonnier de préceptes religieux archaïques. Parfaits héritiers d'Albion, les Américains feront de même en consolidant le pouvoir des Wahhabites dans le Golfe. À la tête du plus riche État islamique du monde, bénéficiant de la manne pétrolière, l'Arabie Saoudite portera cette fois-ci un coup fatal à l' aggiornamento de l'islam.

L'Arabie Saoudite : épicentre du séisme islamiste dans le monde

Les islamistes, écrit Yves Lacoste, doivent une grande partie de l'influence qu'ils exercent dans l'ensemble des pays musulmans aux moyens financiers que leur donne la dynastie saoudienne depuis l'époque où il lui importait de contrer les thèses nassériennes de l'unité arabe par l'exaltation d'un projet plus flou et plus lointain, donc moins dangereux, celui de l'unification de tous les musulmans (...). D'où le financement par l'Arabie Saoudite des mouvements fondamentalistes avec l'aval des États-Unis pour lesquels il s'agissait d'un antidote à la subversion communiste . Craignant d'être contraint de partager avec les pays arabes frères le fruit de la rente pétrolière au cas où le nationalisme arabe socialiste s'étendrait, le royaume saoudien apportera, à partir des années 70, une aide considérable aux mouvements islamistes sunnites. Les piliers de l'aide aux mouvements islamistes, furent d'une part l'organisation Rabitat ul-alem el-islami fondée en 1963 et qui recevait des fonds de l'Aramco et d'autre part les consortiums des banques islamiques, dont Fayçal-Finance et El-Baraka. Cette aide fut amorcée dans les années 80. Depuis l'effondrement de l'Union soviétique et la guerre du Golfe, elle vise surtout à contrer l'influence de la révolution iranienne . En Égypte, le rôle des Saoudiens dans le développement de l'islam radical se fit sentir dès les années 70, période au cours de laquelle Anouar El-Sadate, lui-même ancien Frère musulman, arrive au pouvoir et entame les premières négociations avec les islamistes et les Séoudiens. Réfugiés en Arabie Saoudite pendant l'épopée nassérienne, les Frères musulmans égyptiens reviennent alors des pays du Golfe armés de pétrodollars qui leur serviront à renforcer leur influence dans la société égyptienne. C'est également dans les années 70 que le prix des hydrocarbures augmentera suite à la guerre d'octobre 1973, une hausse du cours du brut provoquée par les pays arabes producteurs de pétrole mais également par les sociétés pétrolières américaines. Ceci aura pour conséquence l'enrichissement considérable des pays musulmans producteurs, notamment l'Arabie Saoudite - dont les revenus annuels sont passés, entre 1973 et 1978, de 4,35 à 36 milliards de dollars - qui investira une grande partie de ses rentes dans la promotion de l'islam hanbalite, celui dont s'inspirent les islamistes sunnites et les wahhabites. Le lit de l'islamisme sera par conséquent préparé dans un premier temps par la promotion d'un islam fondamentaliste dont l'introduction au sein des législations des États musulmans sera la condition sine qua non de l'aide au développement. La quasi totalité des réseaux islamistes implantés au Proche-Orient, en Afrique et en Occident, seront ainsi financés par l'État saoudien et par le biais d'institutions islamiques internationales qu'il contrôle : l'Organisation de la Conférence Islamique (créée en 1970), la Ligue islamique mondiale (ONG aux objectifs missionnaires, créée en 1962), et surtout les holdings et banques saoudiennes, tels les groupes Fayçal Islamic Bank, Dar el-Mal, Dellah el-Baraka, etc . Après la chute du Rideau de fer, et surtout à la suite de la guerre du Golfe, l'aide saoudienne directe aux mouvements islamistes diminua significativement, les islamistes ayant fustigé la position pro-occidentale de l'Arabie Saoudite. Mais il ne s'agit que de l'aide publique officielle. Il ne faut pas oublier que la stabilité intérieure de la monarchie saoudienne repose sur l'alliance entre l'établissement religieux wahhabite (représenté par le Cheikh Ibn-Baz), et la dynastie des Séoud. Or " l'établissement religieux a déjà fait ses concessions en tolérant le rapprochement poussé entre le régime et l'Occident. En contrepartie, l'autorité religieuse n'est pas prête à accepter de rompre le financement destiné aux mouvements islamistes proches d'elle " . Concernant l'aide publique indirecte, l'Arabie Saoudite et le Koweït continuent de financer des organisations islamistes dans le monde entier à travers des sociétés-écrans : Conseil de la Bienfaisance islamique, Beit el-Zakat (Maison de la Charité), Association de la Réforme islamique, etc. " L'Arabie Saoudite n'a plus de budget consacré au terrorisme. Mais les 4 000 princes qui dirigent le royaume financent au coup par coup les mouvements islamistes, comme autrefois on achetait des indulgences " , explique Xavier Raufer, professeur à l'Institut de Criminologie. Citons, par exemple, Youssef Djamil Abdelatif, richissime financier saoudien actionnaire de Sony, qui offrit un million de dollars à Ahmed Simozrag, l'un des trésoriers du FIS. Pour ce qui est de l'aide privée, les hommes d'affaires saoudiens possédant des fortunes colossales continuent de financer tel ou tel mouvement. Le saoudien Oussama Bin Laden, dont la fortune est estimée à 300 millions de dollars (1,8 milliard FF), est ainsi considéré comme l'un des plus importants financiers des islamistes dans le monde. Officiellement désavoué aujourd'hui par le royaume saoudien, et réfugié en Afghanistan, le milliardaire continue de financer les réseaux islamistes sunnites à travers le monde. Financier des Taliban, qui lui sont redevables et refusent pour cela de le livrer aux Américains, Bin Laden reste en contact étroit avec sa famille, l'une des plus riches du Royaume séoudien, ainsi qu'avec le clan ultra puissant des Sudaïri, auquel appartient le prince Turki Ibn-Fayçal, chef des services secrets séoudiens ­ avec qui Bin Laden avait créé la " Légion islamique " afghane dans les années 80, milice directement soutenue par la CIA et Riyad. Ibn-Fayçal demeure en étroite relation avec les Talibans, en particulier avec le Mollah Omar, leur chef suprême. Aujourd'hui, Bin Laden est d'autant plus dangereux pour les Américains qu'il constitue une preuve compromettante démontrant que " l'ennemi islamiste ", tant désigné depuis peu par la presse et le pouvoir américains, a été enfanté et réveillé par Washington.

Sionisme et islamisme

Fortement préoccupé par le nationalisme arabe et le terrorisme palestinien (FPLP, Fatah) et voulant saper l'emprise de l'OLP, Israël favorisa également, dès les années 1970, l'émergence des mouvements islamistes palestiniens dans les territoires occupés. " L'OLP étant considéré comme le pire ennemi , raconte Victor Ostrovsky (membre du Mossad jusqu'en 1988), le Mossad avait tendance à croire que tout ce qui discréditait les Palestiniens était bon à prendre " . Pour Tel Aviv, l'État irakien et les mouvements nationalistes arabes socialisants étaient plus dangereux que l'Iran islamiste. Bagdad était en train d'acquérir la première industrie nucléaire civile du monde arabe, grâce à une coopération scientifique avec la France, qui s'apprêtait à vendre à l'Irak un réacteur nucléaire de 700 mégawatts. Les deux pays insistaient sur l'utilisation civile du réacteur, supposé fournir de l'électricité pour Bagdad, " mais Israël craignait qu'il serve à fabriquer des bombes atomiques destinées à l'anéantir " . C'est ainsi que le service d'espionnage de l'armée israélienne, Aman, décida de stopper par la force les projets nucléaires de Saddam Hussein (assassinat du physicien Yaya El Meshad à Paris ; destruction du réacteur nucléaire entreposé à la Seyne-sur-Mer en mai 1981 ; destruction de la centrale atomique de Tuwaïtha en juin 1981). Américains et Israéliens ne voulaient pas concéder aux Irakiens laïques ce qu'ils avaient toléré du Pakistan fondamentaliste. Quelques années plus tard, l'affaire de l 'Iran-Gate (ou Iran-Contra) apportait la preuve qu'une entente, tactique, certes, a existé entre l'Iran khomeinyste, Israël et les Etats-Unis, lesquels conclurent des contrats de ventes d'armes avec l'Iran. " Le colonel Olivier North et Robert MacFarlane , munis de passeports irlandais, se rendirent en Iran en mai 1985 pour y conclure l'accord , explique Victor Ostrovsky . L'argent de cette vente était destiné à acheter des armes pour les Contras du Nicaragua (...). Dans le même temps, Israël vendait secrètement pour 500 millions de dollars d'équipement militaire à l'Iran " .

L'étonnant "lâchage" du Chah par l'administration Carter

D'après l'universitaire iranien Houchang Nahavandi, la Savak (Organisation de la Sécurité et des Renseignements de l'État, mise sur pied par la CIA et le Mossad), sera l'un des principaux facteurs de déstabilisation interne de l'Iran impérial, lorsque le pro-américain Teymour Bakhtiar en prendra la direction de 1953 à 1960. Après le limogeage de ce dernier, qu'ils déploreront vivement, les États-Unis auront beau jeu, entre 1961 et 1979, de dénoncer les violences d'une organisation qu'ils avaient contribué à mettre en place mais qu'ils craindront vite de ne plus pouvoir contrôler. De fait, à partir de 1961, les relations entre le Chah et l'administration Kennedy seront de plus en plus tendues et l'ambassadeur Averell Harriman inaugurera une campagne de disqualification de l'Iran impérial, " exigeant de profonds changements en matière de droits de l'homme" . Les démocrates étaient-ils conscients que cette campagne contribuait à légitimer de facto le camp khomeyniste ? Dans le cadre de la "révolution blanche" , entreprise entre 1963 et 1978, l'Iran sera pourtant entièrement transformé et modernisé, de manière autoritaire certes, mais c'était là, d'après le Chah, le prix à payer pour un décollage en flèche : équipements urbains, infrastructures routières et ferroviaires, aviation civile, armée, instruction. Certains observateurs émettront alors l'hypothèse que les Américains n'auraient pas vu d'un très bon ¦il le développement économique de l'Iran. D'où la thèse d'un appui secret accordé à Khomeyni. " La Révolution iranienne aurait été montée secrètement par les dirigeants américains. Fanatisme islamique et marxisme athée ne pouvant pas aller de pair, la promotion des principes coraniques, en bloquant toute modernisation dans les pays musulmans, profiterait idéalement au capitalisme américain et occidental, en conférant à ces pays sous-développés le statut de simple marché de consommation des produits industriels" , écrit le politologue libanais Nicolas Nasser. Mais il n'existe pas de réelles preuves vérifiant cette hypothèse. La thèse d'une erreur tactique et de la maladresse des démocrates (dogmatisme des droits de l'homme et certitude que les éléments "modérés" de la révolution chiite allaient l'emporter) apparaît plus crédible. " L'administration Carter, écrit le comte Alexandre de Marenches, ancien chef des services spéciaux français, dans son désir imbécile de changer le système politique en Iran, avait fait pression sur le Chah qui, affaibli, ordonna à ses forces armées de ne pas réagir. Mieux, l'ineffable Carter dépêcha en Iran le général Huyser qui, au cours d'une tournée des popotes, prévint les forces armées iraniennes, entièrement fournies en matériel américain, qu'elles n'auraient plus une seule pièce détachée au cas où elles voudraient réagir ; ainsi on mit au pouvoir Khomeyni et on déclencha la révolution chiite" . Mais il nous faut replacer la stratégie pro-islamiste des États-Unis dans le contexte de la guerre froide : pour porter un coup final à l'Union soviétique, le département d'État décida de resserrer ses liens avec deux de ses plus redoutables ennemis en Asie : la Chine et l'islamisme. Washington retira donc sa reconnaissance de Taiwan et se rapprocha dès janvier 1979 de la Chine populaire, stimulant ainsi la lutte d'hégémonie entre Pékin et Moscou. On comprend mieux, dans ce contexte, les raisons du soutien que les États-Unis décidèrent d'apporter à de nombreux mouvements islamistes, surtout sunnites.

UNE STRATEGIE DE LUTTE CONTRE LE COMMUNISME : LA "CEINTURE VERTE"

Décidés à déstabiliser "l'empire du mal", la CIA mit sur pied, entre 1977 et 1978, en collaboration avec les services spéciaux turcs et saoudiens, des réseaux de propagande islamiste destinés à infiltrer les mouvements nationalistes musulmans et le clergé sunnite en Asie centrale. Des exemplaires du Coran et de la littérature interdite par Moscou, sur les héros de guerres anciennes contre les Russes, tel Chamil, furent introduits en masse, ainsi que des armes. Ces réseaux furent organisés sous l'autorité du patron du Conseil national de sécurité (NSC), Zbigniew Brzezinski, qui parvint à convaincre Carter de jouer la carte islamique pour affaiblir l'Union soviétique. L'invasion de l'Afghanistan par l'Union soviétique en décembre 1979 survien-dra à point nommé et elle fera basculer dans le camp de Brzezinski les officiels américains réservés vis-à-vis de la stratégie islamiste. Dans ses Mémoires ( From the Shadows , éd Simon and Schuster, 1997), l'ancien directeur de la CIA Robert Gates affirme même que les services secrets américains avaient aidé les moujahidîn , en rébellion contre Najibullah, dès le 3 juillet 1979, soit six mois avant l'invasion soviétique. Zbigniew Brzezinski confirme ce fait lorsqu'il déclare que la CIA aurait en fait, à travers cette opération clandestine, " sciemment augmenté la probabilité de l'invasion soviétique " et réussi ainsi à " attirer les Russes dans le piège afghan " . Quelques jours à peine après l'invasion de l'Afghanistan, Carter décida de se rapprocher du Pakistan, alors dirigé par le général islamiste Zia-Ul-Haq, et il promit à ce dernier, le 4 janvier 1980, lors de sa déclaration télévisée, que les États-Unis défendraient son pays contre la menace soviétique toute proche, conformément aux accords de défense américano-pakistanais. Après l'élection de Ronald Reagan, la nouvelle administration accepta totalement les plans du Conseil National de Sécurité et de la CIA élaborés sous Carter, sachant pourtant que le prix de cette aventure serait la radicalisation de l'islamisme anti-occidental un peu partout dans le monde. Les États-Unis décidèrent alors de monter la plus grande opération clandestine jamais réalisée depuis 1945. William Casey, chef de la CIA, et le Prince Turki Bin Fayçal, chef des services secrets saoudiens, toujours en fonction, ne voulant pas que Washington et Riyad fussent mêlées de trop près aux opérations en Afghanistan, ce furent les services secrets pakistanais, l'Inter Service Intelligence (ISI), qui se chargèrent de recruter les combattants islamistes et de ventiler l'aide financière aux Moudjahidiîn . Ils confieront une partie du travail à des Frères musulmans arabes et au parti islamiste pakistanais Jamaat-i-Islami, d'où sont issus nombre de conseillers du Général Zia-Ul-Haq. La CIA fit donc livrer les premières armes aux rebelles afghans dès janvier 1980, via l'ISI : fusils Enfield 303, lance-roquettes RPG-7 et kalachnikovs en provenance d'Égypte. En mars 1985, le président Reagan décida d'augmenter l'aide aux moudjahidîn , rebaptisés pour les médias "combattants de la Liberté". William Casey, qui avait fait l'année précédente une visite au Pakistan, avait émis des appréciations tellement positives sur l'ISI, pourtant ouvertement fondamentaliste, que dès 1985, le montant de l'aide américaine pour les Moudjahidîn fut doublé " , confirme Assem Akram. C'est ainsi qu'au terme de négociations secrètes, Ronald Reagan signa la Directive de Décision de Sécurité Nationale - NSDD - n° 166 autorisant la livraison de 1000 missiles antiaériens Stinger. La CIA étant réticente au départ, ce sera le Conseil national de sécurité, en la personne de Vincent Cannistraro, agent de la CIA devenu directeur du programme espionnage au NSC, qui parviendra à faire admettre ses vues auprès du président américain. " Moudjahidîn, vous n'êtes plus seuls, votre combat est le nôtre" , lança Ronald Reagan en janvier 1988. Entre 1980 et 1989, la résistance afghane recevra des Américains près de quinze milliards de dollars d'assistance militaire. La CIA et les Pakistanais recrutèrent alors, parmi les sept groupes fondamentalistes d'Islamabad, le plus déchaîné des chefs rebelles, Gulbudin Hekmatyar, chef du parti islamiste Hezb-islami, trafiquant de drogue ambitieux et féroce. Outre la volonté de nuire à Moscou, les Américains envisageaient d'encourager un fondamentalisme sunnite et conservateur, allié de Washington et pouvant neutraliser l'expansion de l'islamisme chiite. L'embryon d'une "Internationale islamiste sunnite" prit donc corps dans le contexte de la guerre d'Afghanistan autour de personnages clés tels que Qazi Hussein Ahmed, dirigeant du Jamàat islami pakistanais, Bin Laden, qui faisait le lien entre services secrets séoudiens, américains, pakistanais et volontaires arabes, et d'autres islamistes proches des Frères musulmans et du Gamaà égyptien, notamment son chef Omar Abdel Rahmane, impliqué dans l'attentat du World Trade Center, et dont les deux fils se trouvent toujours aux côtés des Talibans. Connu pour avoir publiquement approuvé l'assassinat d'Anouar Al-Saddate, le cheikh égyptien obtiendra cependant, en mai 1990, un visa au consulat américain de Khartoum, suivi d'une carte verte à son arrivée dans le New JerseyŠ Les fondamentalistes de tous les pays musulmans furent alors encouragés à aller faire le jihad en Afghanistan et au Cachemire ou à s'entraîner à Peshawar (base-arrière pakistanaise des mudjahidîn ). Au début des années 80, 3 000 arabes combattaient en Afghanistan. Quelques années plus tard, il seront 16 000 auprès de Hekmatyar et Bin Laden. Dès 1984, en effet, " des milliers de militants islamistes, parmi les plus remuants du Proche-Orient, partent pour l'Afghanistan. Un riche Saoudien, Oussama Bin Laden, coordonne leur recrutement " , écrit Olivier Roy, spécialiste de l'Asie centrale au CNRS. A Peshawar, ils sont pris en charge par le bureau des services ( mektab ul khedamât ), un organisme dirigé par Abdullah Ezzam, Jordanien fondateur de la Légion islamique. En 1982, un centre de recrutement pour combattants islamistes, le " El-Kifah Center ", avait déjà été ouvert par la CIA, à Brooklyn - sous l'autorité de William Casey. La direction en avait été confiée à l'égyptien Mustafa Shalabi, ami de Abdullah Ezzam. Les volontaires recrutés dans ce centre seront autorisés à s'entraîner à tirer au High Rock Shooting Range de Naugatuck dans le Connecticut. 17 centres semblables à l'El-Kifah Center seront ouverts par la suite dans d'autres États de l'Union. Malgré l'opposition progressive du département d'État, l'aide américaine aux combattants islamistes afghans et pakistanais fut en partie maintenue après le retrait des Soviétiques des maquis afghans (février 1989). " Les camps installés en zones tribales afghanes et destinés naguère à former des Moudjahidîn anti-soviétiques n'ont jamais fermé. Les réseaux internationaux continuent de recruter pour toutes les jihad en cours : Etat islamique en Afghanistan, Yémen avant 1994, Cachemire, Bosnie et désormais, Etats-Unis " . Rappelons tout de même que le GIA et le FIS sont les créations des " Afghans ", jadis entraînés par la CIA et l'ISI : Saïd Mekhloufi, Kamareddin Kherbane, Abdallah Anas, gendre de Abdullah Azzam, membres du FIS, sont des anciens " afghans ", tout comme les premiers chefs du GIA : Tayyeb el Afghani (tué en novembre 1994), Djaffar el Afghani (tué en mars 1994), Chérif Gousmi (assassiné en septembre 1994), ou le Syrien Abou Messaab et l'Egyptien Abou Hamza al Misri, idéologues d 'Al Ansar , journal du GIA publié à Londres. Les chefs du mouvement islamiste égyptien Gammaà Islamiyya : Fouad Qassim et Ahmed Taha, sont également d'anciens " afghans ", comme Ahmed Zawahiri, dirigeant du Jihad égyptien, qui cosigne les communiqués terroristes de Bin Laden. Concernant la rébellion islamiste du Cachemire, le mouvement Harakat al Ansar dispose de camps d'entraînements dans la province afghane de Khost (qui fut la principale cible du bombardement américain du 21 aout 1998). Enfin, le chef présumé du groupe qui a commis l'attentat de Louxor contre les touristes européens en septembre 1997 (Mohammad Abdel Rahmane) est aussi un "afghan ". Les Etats-Unis portent donc une responsabilité écrasante dans l'exacerbation de la menace islamiste anti-occidentale qui surgit un peu partout dans le monde, même si le monstre enfanté semble peu à peu échapper à son concepteur. Avec la guerre du Golfe (1990-1991) et à la suite de la chute de l'Union soviétique (1991), la stratégie pro-islamiste de Washington connaîtra un premier infléchissement. La présence de soldats " Infidèles " en Arabie, terre du Prophète, est insupportable aux yeux des anciens collaborateurs islamistes des Américains. La stratégie confessionnelle américaine semble alors être remise en question, surtout avec l'attentat du World Trade Center de février 1993 à New York, auquel succéderont ceux de novembre 1995 contre une caserne en Arabie Saoudite et de juin 1996 contre des militaires américains à Khobar. Pourtant, des figures de l'islamisme radical comme Rachid Ghannouchi, coordinateur de nombreux réseaux islamistes en Occident, déclarent que " les Américains sont plus conciliants que les Européens à l'égard de l'Islam" , rappelant le fait que les Américains avaient cautionné la tentative d'insurrection fomentée par le parti islamiste En-Nahda contre les autorités tunisiennes. Quelques semaines avant en effet, Ghannouci avait reçu le soutien de certains officiels américains, comme le